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Une loi pressée pour une mémoire lourde


La loi criminalisant la colonisation française, examinée depuis le 21 décembre 2025 à l’Assemblé populaire nationale (APN), portait une ambition forte et légitime, celle d’inscrire dans le droit une condamnation claire d’un système historique de domination. Mais l’écart entre l’objectif affiché et le résultat final tient moins à une divergence de fond qu’à une défaillance de méthode. Or, en matière mémorielle comme en droit, l’intention ne suffit pas. Seule la rigueur fait autorité.

La colonisation française en Algérie ne fut pas une domination ordinaire, mais un projet de peuplement fondé sur la dépossession territoriale, la violence systémique et l’effacement progressif d’un peuple. Une telle entreprise exigeait du temps, de l’expertise et du débat. Elle n’a eu ni l’un ni l’autre. Maintenu dans la confidentialité jusqu’à une semaine du vote, le projet a été privé de l’épreuve du débat public, pourtant indispensable à toute loi de portée historique.

Cette précipitation se lit dans l’architecture même du texte. Le texte empile les griefs, confond les registres et néglige la hiérarchie des crimes. Cela trahit un processus mal maîtrisé. Le droit ne saurait être un mémorial puisqu’il exige hiérarchie, précision et méthode. Faute de ce cadre, la démonstration perd en force ce qu’elle gagne en charge argumentative.

L’un des effets les plus révélateurs de cette faiblesse méthodologique réside dans les angles morts du texte, dont plusieurs ont été mis en évidence par l’historien Hosni Kitouni, au premier rang desquels figure, selon nous, le patrimoine immatériel, presque absent non par manque de pertinence, mais faute d’un travail préparatoire approfondi. La colonisation fut aussi une entreprise d’éradication symbolique marquée par l’effacement des toponymes, la destruction ou la réaffectation des sites archéologiques, l’appropriation des récits historiques, la folklorisation des cultures locales et la disqualification des langues et des savoirs autochtones.

En Algérie, mosquées transformées, zaouïas marginalisées, archives confisquées, généalogies interrompues et mémoire antique, réinterprétée au profit d’une continuité coloniale, ont constitué autant d’actes de violence culturelle. Or ces crimes, aujourd’hui reconnus dans le droit international sous les notions d’ethnocide, de spoliation culturelle ou d’atteinte au patrimoine des peuples, sont absents ou relégués au second plan.

Ce silence est lourd de conséquences. Car une colonisation qui efface les référents culturels d’un peuple ne se contente pas de dominer, elle reconfigure durablement les conditions mêmes de son existence. En négligeant cet aspect, la loi se prive d’un levier essentiel pour penser la réparation autrement que comme une simple indemnisation matérielle. Restaurer des archives, restituer des objets, reconnaître les crimes mémoriels, protéger les sites archéologiques et réhabiliter les langues et récits marginalisés relèvent pourtant d’une justice réparatrice moderne et crédible.

Cette omission n’est pas accidentelle. Elle est le produit direct d’un texte élaboré sans expertise suffisante. Un mois supplémentaire aurait permis d’intégrer ces dimensions, de les articuler juridiquement et d’éviter que le texte ne soit perçu comme un catalogue de dénonciations plutôt que comme un instrument normatif solide.

La responsabilité politique du résultat incombe donc moins à l’idée de criminalisation elle-même qu’à la manière dont elle a été conduite. Une loi de cette nature n’est pas d’abord destinée à convaincre l’ancienne puissance coloniale mais vise à fixer une norme interne durable, à structurer le rapport de la société à son passé et à prévenir toute banalisation du fait colonial. À ce titre, elle engage pleinement l’État qui la porte.

En l’état, le texte dit une vérité historique largement partagée, mais il la traduit imparfaitement dans le langage du droit. Criminaliser la colonisation est une nécessité politique et morale. Mais lorsque la mémoire devient loi, seule la méthode permet à la justice de ne pas se dissoudre dans l’intention.