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Ahmed Mestiri, grand homme de notre région du monde, référence pour l’avenir de nos sociétés


Photo: DR

Sa famille et la mienne sont très proches depuis les années 60. Nous avons forgé entre nous depuis plus d’un demi-siècle des relations quasi-familiales faites d’affection, de respect et de partage de nos douleurs et de nos joies. Ahmed Mestiri, puisqu’il s’agit de lui, s’est éteint ce 23 mai 2021, entouré de l’affection des siens, dans le quartier qui l’a vu naître 95 ans plus tôt.

Si les Tunisiens n’ont pas eu la possibilité, ou la chance, de le porter à la tête de l’Etat comme successeur de Bourguiba, ou bien encore à l’occasion du changement démocratique de 2011, Ahmed Mestiri aura eu l’honneur de servir son pays et son peuple de manière décisive aussi bien par le combat anticolonial que la construction de l’Etat tunisien postcolonial et la lutte pour l’Etat de droit et la démocratie.

Ahmed Mestiri aura eu également le privilège de mener une vie d’engagement, de courage et d’abnégation, la vie d’un homme intègre, profondément moral, qui a vécu et agi conformément à ses principes et à ses convictions, dans la cohérence et le respect de la vérité.

Dans le domaine de la politique et de l’exercice du pouvoir, une telle rigueur morale et une telle force de caractère sont rares, pour ne pas dire exceptionnelles.

Naturellement, sa vie n’a pas été exempte de difficultés et d’épreuves. Malgré sa stature et son prestige, il a payé cher son opposition à Bourguiba. Ostracisé, calomnié, privé de liberté, de travail et de revenus pendant de longues années.

S’il a su résister et rester toujours digne dans ces circonstances difficiles, Ahmed Mestiri a eu à subir, au plan personnel, avec son épouse Souad Chenik, fidèle compagne de toute une vie et mère de ses cinq enfants, l’épreuve la plus cruelle que le sort puisse infliger à un être humain: la perte d’un enfant, leur fils aîné, Driss, mort à l’âge de 14 ans.

Né le 2 juillet 1925 à La Marsa, Tunis, Ahmed Mestiri milite, dès l’âge de 17 ans, dans les rangs du Destour. Entre 1944 et 1948, il étudie le droit à l’Université d’Alger, à l’époque la seule université du Maghreb. En 1952, alors qu’il est avocat à la cour de Tunis depuis 1948, il devient, aux côtés notamment de Farhat Hached, Hédi Nouira ou Mongi Slim, membre de la direction du Néo-Destour engagé dans la lutte contre la domination coloniale française de la Tunisie.

Il dirige le cabinet de Mongi Slim, ministre d’État, délégué par le Néo-Destour pour mener les négociations avec la France qui aboutissent à l’autonomie interne de la Tunisie puis le cabinet du même Mongi Slim devenu ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Tahar Ben Ammar qui signe le protocole d’accord par lequel la France reconnaît l’indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956.

Élu député de Tunis-Banlieue à l’assemblée constituante, Ahmed Mestiri est nommé ministre de la Justice dans le premier gouvernement formé par Habib Bourguiba, le 15 avril 1956. Il participe à la « tunisification » de l’appareil judiciaire et à la rédaction du Code du statut personnel. Et, il représente la Tunisie au Conseil de sécurité des Nations unies dans le conflit survenu avec la France suite au bombardement de Sakiet Sidi Youssef à la frontière de l’Algérie alors en lutte pour son indépendance.

Le 30 décembre 1958, Ahmed Mestiri hérite du portefeuille des finances et du commerce et contribue à l’élaboration de plusieurs conventions franco-tunisiennes mais, surtout à la création du Dinar tunisien, avant d’entamer une carrière diplomatique.

Ses oppositions au régime de Bourguiba

Premier ambassadeur de Tunisie en URSS, Pologne et Tchécoslovaquie en 1960, puis en République arabe unie en 1961, et en Algérie, en 1962, qu’il ne quittera qu’en 1966, il deviendra ministre de la Défense.  

En désaccord avec la réforme des structures agricoles et commerciales lancée par Ahmed Ben Salah avec le soutien du président Bourguiba et du Néo-Destour, devenu le Parti socialiste destourien (PSD), et qui suscita dans le pays une vive opposition, Ahmed Mestiri présente sa démission du gouvernement et du bureau politique du PSD le 29 janvier 1968.

Sa déclaration à la presse où il exprime les raisons de sa démission lui a valu l’exclusion du PSD. Il ne rompra son silence qu’en septembre 1969, soit vingt mois après, pour adresser un message de soutien au président Bourguiba qui venait d’abandonner la politique de Ben Salah et lui retirer les portefeuilles du Plan et de l’Economie nationale. 

Au correspondant du journal Le Monde à Tunis, il explique son refus des conditions que le PSD avait mis à sa réintégration : « On a exigé de moi une lettre d’excuses manuscrite. On a même été jusqu’à me proposer un texte rédigé. J’ai refusé : il s’agissait d’une question de dignité de ma part ».

Ahmed Mestiri n’a réintégré le parti qu’en avril 1970. Ce fut le prélude à sa réconciliation avec Bourguiba qu’il poussa à faire son autocritique avant de réintégrer le gouvernement, le 12 juin de la même année, comme ministre de l’Intérieur dans le cadre d’un projet politique qui devait élargir les compétences du Parlement.

Mais, il ne tardera pas à démissionner une nouvelle fois, le 21 juin 1971, à cause du blocage du processus de la libéralisation promise. Une démission refusée par Bourguiba qui fera intervenir Hédi Nouira et Abdallah Farhat afin de le faire revenir à de bons sentiments avant de le décharger de ses fonctions, deux mois et demi après, suite à son opposition à la nomination arbitraire d’un nouveau Directeur de la Sûreté nationale et de deux gouverneurs.

En octobre 1971, Bourguiba l’évince du Comité central du PSD en dépit du fait qu’il avait obtenu le plus grand nombre de voix au congrès. Et de le traduire devant la commission de discipline pour « offense au président et au Premier ministre » qui l’exclut du parti. S’il a continué à occuper son siège de député, il prenait souvent la parole pour émettre des critiques à l’encontre du régime.

Or, le Parlement a dû rétablir un paragraphe abrogé du Code électoral concernant la révocation d’un député exclu du PSD qui dispose que « le député exclu du Parti au nom duquel il avait été élu, perd automatiquement son siège » pour le bannir. C’était le 20 juillet 1973. Son discours d’adieu consacre sa rupture définitive avec le PSD : « le texte qui venait d’être voté concernait davantage ceux qui vont rester membres de cette Assemblée que ceux qui sont appelés à la quitter ». 

En juin 1978, Ahmed Mestiri fonde le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) qui participe aux premières élections pluralistes en 1981. Il dénonce la fraude massive qui a entaché ce scrutin dans un article publié sur les colonnes de L’Avenir, organe francophone  du MDS, en ces termes : « J’accuse le ministre de l’Intérieur, les gouverneurs et les délégués d’avoir falsifié les résultats du scrutin. Les résultats officiels proclamés ne sont pas conformes au choix du peuple. La loi a été bafouée ».

Arrêté, emprisonné, puis mis en résidence surveillée à la suite de sa participation à une manifestation en avril 1986, il se retire volontairement du secrétariat général du MDS puis met fin à son activité politique en 1989.

Malgré cela, Ahmed Mestiri a continué d’occuper une place importante dans le champ politique tunisien. C’est ainsi qu’après le renversement du régime de Ben Ali en 2011, de nombreux Tunisiens espéraient le voir jouer un rôle éminent dans l’établissement des institutions d’un régime démocratique pour lequel il a combattu durant plus de 40 ans.

Cet espoir ne s’est pas réalisé. Toutefois, l’exemple et l’œuvre d’Ahmed Mestiri devraient continuer pour longtemps d’inspirer en Tunisie, au Maghreb et ailleurs dans le monde, les partisans de la liberté, de la justice et de la dignité. Il publie, en 2011, un livre de mémoires, « Un témoignage pour l’histoire », chez Sud éditions, Tunis.