Marcel Khalifa, immense chanteur libanais, est l’un des invités de la 28e édition du Salon International du Livre d’Alger. Lundi 4 novembre, une estrade lui était réservée à l’espace « Palestine- Hassan Kanafani », où il est revenu sur son parcours devant officiels, artistes et admirateurs. Humble et affable, il confie que le premier pays « arabe » qu’il a visité, au tout début de sa carrière est l’Algérie. « C’était en 1977, à l’invitation de la revue El Wahda », raconte-t-il. « Quand je suis arrivé, je ne comprenais pas comment les jeunes me connaissaient déjà. Des étudiants, des lycéens… Nous allions d’université en université, d’école en école. Et c’est en Algérie que nous avons joué pour la première fois devant un vrai public. »
Face à la ministre de la Culture, Malika Bendouda, présente à la rencontre, il annonce, non sans humour, un retour prochain sur scène à Alger. « Nous avons des concerts bientôt à l’Opéra d’Alger, organisés par le Ministère de la Culture. Et si nous ne venons pas… ce sera une faute du Ministère ! »
Khalifa ne théorise pas son prestige. Il parle d’abord du petit garçon d’Amchit, son village natal, passionné de musique avant de devenir le maître du oud, celui qui a modernisé la musique arabe sans la trahir. « Ce petit garçon monte toujours sur mes épaules. Je le vois encore. Ses cheveux ont blanchi, oui, mais son cœur est resté celui d’un enfant. Il est encore en moi. » Il évoque la création de La Jidariya de Mahmoud Darwich, œuvre monumentale. « La Jidariya est une véritable épopée. Vous la connaissez : 110 pages de poésie. Ça m’a pris deux ans. Si l’enfant en moi n’avait pas été là, je n’aurais jamais pu achever cette œuvre. À ce moment-là, je n’avais pas de “plan”. Je n’avais que l’inspiration. »
Il insiste sur le mystère de la composition : « Si quelqu’un me demande comment j’ai composé la Jidariya, je ne peux pas répondre. Les mélodies venaient, je les posais sur les portées, elles sortaient comme ça. Je continuais de jouer exactement comme quand je tapais sur la table, la poêle, les assiettes, et que ma famille devenait folle. J’ai “joué” avec la Jidariya de la même manière. »
Malgré une carrière immense, il garde la modestie du débutant. « Je pense souvent que je n’ai encore rien écrit. À chaque œuvre, je me dis : “Ce n’est pas encore ça”. Mais avec la Jidariya, j’ai senti, pour la première fois, que j’avais accompli quelque chose. » Il juge le texte de Darwich « flamboyant de beauté, d’invention, d’une profondeur philosophique rare ». Sa version musicale est prête, dit-il, mais reste à affronter « le défi immense » de la scène : musiciens, danse, chorégraphie. « Et la voix de Darwich est entrée dans l’œuvre. Pas pour chanter : pour dire le poème. Sa voix est arrivée comme sortie d’un lieu mystérieux, du futur, pas du passé. »
« Je voulais changer le monde, je n’ai pas pu me changer moi-même »
On lui demande souvent pourquoi il a choisi la chanson engagée si tôt. Sa réponse est intimement liée à l’histoire contrariée du Liban. « En vérité, j’ai commencé comme musicien, avant Oummi, avant Rita, avant la tempête de chansons qui ont traversé la guerre et la mort. » Il se souvient de la troupe de danse « Caracalla » avec laquelle il travaillait : première représentation le 12 avril 1975, puis, le lendemain, la fusillade de Damour. « La guerre du Liban commençait. La première danseuse a reçu une balle dans la colonne vertébrale et fut paralysée. Tout s’est arrêté. »
La guerre l’enferme chez lui, dans la région « est » du Liban. Il soutient la cause palestinienne. « J’étais un jeune diplômé du Conservatoire, persuadé que j’allais changer le monde, et je n’ai même pas pu me changer moi-même. Alors, pour me distraire, j’ai commencé à mettre en musique des poèmes », raconte-t-il. Avec un recueil de Darwich, il compose à la maison, pendant que les bombes tombent.
Son engagement lui coûtera cher. « Je suis chrétien, mais j’étais avec la cause palestinienne, et la région était contre, explique-t-il. J’ai été accusé de trahison, je n’ai pas pu entrer chez moi, même pour enterrer mon père. » Vingt ans plus tard, il rentre enfin au village : « Les gens nous disaient : Pourquoi perdre vingt ans ? Mais ce qui est passé est passé. »
Il raconte aussi l’école, près de Byblos : « On apprenait le français avant l’arabe. On connaissait l’histoire de la France avant celle du Liban. Si on nous surprenait à parler arabe dans la cour, on nous punissait. » Plus tard, lors de l’enregistrement de son premier album en France, on lui demande de changer son prénom jugé trop « occidental » : « Le directeur m’a dit : “Marcel, ça ne marchera pas. On va t’appeler Ahmed Khalifa”. J’ai refusé. Je reste Marcel. »
Il a chanté Darwich, Samih El Qassim, Habib El Sayegh, Talal Haydar… mais jamais un poète algérien. « Je lis la littérature algérienne, en français et en arabe. Les romans algériens sont profondément enracinés dans cette terre riche. Mais pour la poésie, je suis en retard. C’est une faute, oui. On dit : quand on commet un péché, on le confesse au prêtre. Je vous confesse ce péché : je n’ai pas chanté encore de poète algérien. Pardonnez-moi. Et je promets : nous chanterons des poèmes algériens », dit-il.
Pendant qu’il parle, les jeunes filment, postent, font des stories. Il sourit. « On ne peut pas supprimer ce qui existe, glisse-t-il. Il faut être ouverts. Mais nous devons offrir autre chose à côté : des programmes culturels, de la poésie, des concerts, de la musique propre, exigeante. » Marcel Khalifa rappelle qu’il a chanté « Rita », un poème d’amour, alors que les obus tombaient. « L’engagement, c’est offrir une œuvre digne, humaine, belle. Une bonne chanson, c’est déjà une forme de résistance. Les gens ont besoin de beauté. C’est tout. »
« Qu’est-ce qui a changé, pour que la laideur l’emporte? »
Au début de son intervention, Marcel Khalifa ouvre une feuille et lit. Sa voix est douce, posée, presque timide. Un texte bref, tendre, poétique, où il raconte son parcours. En voici la retranscription :
“Dans notre petite maison, ce foyer humain étroit et vaste à la fois, j’ai composé mes premières œuvres musicales. J’ai écrit, sur des feuilles blanches lignées des portées musicales, des notes saturées des voix de ceux qui ont habité cette maison et de ceux qui l’ont visitée.
Ce que j’ai entendu, ce que j’ai vu, fut une petite serrure par où j’ai laissé passer la mémoire, la métaphore, la scène, les symboles, tous entremêlés, issus d’un héritage déjà écrit. Je ne commence pas au commencement : je poursuis des commencements écrits là-bas, quand j’étais enfant.
À l’époque, j’osais écrire sans connaître tout ce que je disais à travers la voix et le rythme. Mon enfance musicale n’avait aucune prétention savante. J’étais un enfant qui aimait la musique, et mon grand-père m’a encouragé.
J’écoutais, j’imitais ce que j’entendais, sans imaginer que j’en arriverais au métier. Je croyais que la musique resterait un passe-temps. Personne ne décide à l’avance qu’il sera musicien. Et aujourd’hui encore, malgré le long chemin, je flotte toujours entre la passion et le métier.
Être professionnel, c’est prendre son art avec sérieux et responsabilité.
Être amateur, c’est refuser de devenir fonctionnaire de la musique.
Et c’est dans cet aller-retour entre métier et passion que quelque chose se réalise.
Les premières sources de mon écoute furent les voix des nomades. Ils plantaient leurs tentes sur le vieux pont, à la sortie du village. Les jours de fête, ils formaient une petite troupe : bouzouk, tambour, danse tzigane. Ils passaient de maison en maison, de village en village. Ils chantaient, dansaient, quelques minutes, en échange de quelques pièces.
À chaque fois qu’ils passaient devant notre maison, mon père les invitait pour un verre d’arak. Le goût de l’arak parlait à l’âme et aux yeux. Les mezzés sur la table, les assiettes venues de toutes les mains du quartier ouvraient l’appétit, et la fête commençait.
Ah… ce charme du chant bédouin, ces danses féminines, libres, enivrées. Nous les attendions de fête en fête, nous apprenions leurs chansons par cœur, puis nous retournions sur la grande marmite du quartier chanter nos propres chansons. Rien n’était plus beau que le bouzouk de Saïd, ou la danseuse tzigane qui nous hypnotisait, dansant comme si elle allait tomber dans nos bras.
Ces chants bédouins, pleins de nostalgie… Je les entends encore, leurs échos, leurs rythmes, un écho que les années n’ont jamais réussi à faire taire.
Je n’oublierai jamais les enfants du quartier : nous marchions dans les champs, nous inventions des histoires, nous courions comme des moineaux, nous chantions en frappant sur des boîtes de conserve, sur des bidons vides. Chaque boîte avait son timbre, chaque bidon son accent. J’étais leur maestro, et personne ne discutait mes « ordres ».
Je replonge dans cette enfance, puis en un clin d’œil dans ma salle de classe, devant mon premier professeur : Farid Ghosn. Je l’entends encore pincer son luth. Il me disait :
« Ne crois pas ce qu’on te raconte. Ne perds pas foi en tes rêves. »
Entre nous, c’était un lien d’appartenance, un lien dont je suis fier.
Et il y avait le grand-père Youssef : sa douce voix, son jeu encore plus doux. Il avait un vieux phonographe et des disques 78 tours. Il faisait écouter Ya Jara el Wadi de Mohammed Abdel Wahab. Il posait l’aiguille rugueuse, la chanson commençait, un souffle de poussière, et nous devenions des princes ravis.
Il chantait avec Abdel Wahab, et sa voix montait plus haut encore :
« Je n’avais jamais senti la douceur de l’étreinte dans l’air… »
Nous poussions des « ah » jusqu’à l’enrouement, puis nous remettions le disque depuis le début, et les coups de luth reprenaient, éduquant les oreilles ivres et émerveillées.
Il faut l’avouer : je suis devenu musicien grâce à ma mère. Elle avait remarqué très tôt mon amour sans limite pour la musique. Ma mère est morte avant la chanson, avant la musique. Elle est partie en pleine jeunesse. La peine fut immense.
Je ne garde d’elle que sa main parlante d’amour, et ses conseils muets pour un enfant turbulent qui n’a pas eu le temps d’être le plus beau de ses fils.
Au début de la guerre civile au Liban, dans ma solitude, je n’ai trouvé de compagnie que dans le recueil du poète Mahmoud Darwich. Je me suis mis à « musicaliser » les poèmes.
En 1976, j’ai enregistré mon premier disque, Wooud min el aasifa (les promesses de la tempête). Le disque s’est répandu, il a touché la nostalgie du public. Les chants sont entrés dans les âmes, puis dans les salles, qui se remplissaient partout.
J’ai rassemblé ce que les jours avaient éparpillé. Je me suis remis en route. Le luth m’a brûlé comme une plume brûle la peau. Un luth sans frontières. J’ai apprivoisé sa sonorité pour qu’elle prenne son envol. J’ai commis des erreurs peut-être, mais ces erreurs ont fait naître une rébellion, une volonté tranchante de dire autrement.
Puis vinrent Le Luth comme une fièvre, les Taqassim, les concertos.
Et, un jour de pluie, en septembre, j’ai rencontré Mahmoud Darwich autour d’un café à Beyrouth. Ce qui devait arriver arriva : son cœur était un enfant dans la douleur de sa poésie.
J’eus honte de parler, puis je chantai. Peu après naquirent Ahmad al Zaatar, Vous vous réveillerez dans un pays, et tant d’autres œuvres. La Palestine devint une chanson. La chanson devint un pays.
La Palestine était un poème dans les nuages, un keffieh d’hier, un amour brûlant comme un ami ancien sorti de la mer.
Sous un ciel brûlant, dans un monde arabe immense, privé de sa beauté et bâillonné, les cœurs s’étaient infectés de fatigue et de questions stériles.
J’ai vécu un exil permanent : de mon village, de ma ville, de mon pays.
Une tente, une guerre, la cendre, les larmes.
Qu’est-ce qui a changé, pour que la laideur l’emporte et que la pureté de l’idée du pays soit réduite en poussière ?
J’écris sur Ghaza, Beyrouth, le Sud… et je ne sais plus pourquoi cette tristesse infinie, ces guerres sans fin. J’ai été fatigué. Mais comme le taureau, j’ai foncé, avec une folie lucide.
Cette folie m’a conduit à la Jidariya (La Murale) de Darwich. Il y avait dans ce poème un mur poétique qui jaillissait, et je ne pouvais plus reporter ce jaillissement.
J’ai choisi de boire la coupe de la Jidariya jusqu’à la dernière goutte.
Dans la défaite de l’existence, j’ai retrouvé la première stupeur, et je suis revenu au simple. La simplicité des notes, des respirations lointaines. Pourquoi le simple devrait-il être miraculeux ? Il l’est.
Parce que l’enfance, grandie dans l’absence, m’enseigne que la musique et la poésie, même vastes, ont besoin de leur premier amour.
Je plane, inquiet comme une abeille, cherchant le miel de la musique. Sur le rythme de la Jidariya, je veux un chant dont on ne puisse s’échapper.
La musique s’ouvre sur le début et la fin.
Qu’est-ce que le début ?
Qu’est-ce que la fin ?
Je reviens à la portée musicale, sur une feuille blanche sans fin, comme un livre du néant. Peut-être y trouverai-je, tôt ou tard, le sens de cette brûlure.
Le sens de ce supplice qui se transforme en bonheur pour celui qui lit la Jidariya.
D’où m’est venue la force d’écrire sur la murale, arrachant à l’air salé un souffle neuf ?
Le cœur n’était-il pas desséché par la beauté blessée et l’épuisement des distances ?