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Mohammad Bakri : une immense perte pour la Palestine et pour le cinéma arabe

Mohammad Bakri avait tourné sous la direction de Costa-Gavras, des frères Taviani, de Michel Khleifi, de Rashid Mashrawi et de Tarek Saleh. Également réalisateur, il a dû affronter la censure israélienne pour diffuser son documentaire Jénine, Jénine. L’acteur et metteur en scène, né en Galilée, est mort le mercredi 24 décembre, à l’âge de 72 ans.


« Palestinien de l’intérieur », pour reprendre l’expression autorisée, « Arabe israélien » selon la formule consacrée par les pays occidentaux. Pour l’encyclopédie en ligne Wikipédia, Mohammad Bakri est « un Arabe israélien d’origine palestinienne » — sic ! —. L’histoire et la géographie de l’acteur et réalisateur peuvent être résumées de manière plus simple. Mohammad Bakri est né en 1953 à Bi’ina, village de Galilée, dans une famille palestinienne qui a fait le choix de ne pas quitter sa terre ancestrale. Quitte à subir les pressions et parfois les humiliations des forces coloniales. Quitte à prendre la citoyenneté israélienne pour résister sur place.

Ce statut de « Palestinien de l’intérieur » a longtemps empêché Mohammad Bakri de se rendre dans les pays arabes, y compris en Égypte et en Jordanie, qui ont pourtant signé des « accords de paix » avec Israël. Au fil des ans, la notoriété internationale lui a finalement permis d’acquérir un autre passeport et, de fait, les autorités de certains pays arabes ont accepté de faire une exception pour le cas Bakri. Ce « traitement de faveur » ne l’a pas empêché d’être constamment solidaire avec les « Palestiniens de l’intérieur », déclarés « persona non grata » dans le reste du monde arabe, fustigeant cette double peine appliquée avec zèle par de soi-disant défenseurs de la cause palestinienne.

En 2021, l’acteur et réalisateur palestinien emblématique avait annulé sa venue au festival du film d’El Gouna, en Égypte, où il devait recevoir un prix pour l’ensemble de sa carrière, en raison de l’expulsion du cinéaste palestinien Said Zagha, basé au Royaume-Uni, refoulé à l’aéroport du Caire.

« En réaction au mauvais traitement réservé aux artistes palestiniens, quel que soit leur passeport, qu’il soit jordanien, palestinien, israélien ou autre », avait-il déclaré dans une lettre d’explications. « Il est grand temps que les Palestiniens se voient accorder tous leurs droits, comme le reste du monde. Cela ne s’applique pas seulement aux artistes palestiniens. Je fais référence à tous les Palestiniens. J’ai vu mon peuple bloqué dans les aéroports du monde entier, mais surtout dans les pays arabes, à la merci d’un fonctionnaire [de l’aéroport]. J’ai vu des enfants affamés avec leurs parents, allongés sur le sol des aéroports. Parfois, ils doivent attendre pendant des jours — pas seulement un ou deux. J’en appelle à toutes les autorités du monde, mais surtout aux Arabes : c’est assez. Nous en avons assez !

On comprend mieux pourquoi Mohammad Bakri, l’acteur palestinien le plus connu et le plus primé ne soit venu qu’une seule fois en Algérie, en 2018, au Festival du cinéma d’Oran où il remporta le prix de la meilleur interprétation masculine pour le road movie « Wajib » d’Annemarie Jacir

Renommée mondiale

Après des études à Tel-Aviv, Mohammad Bakri commence sa carrière au théâtre. Bilingue, il se produit également dans des pièces en langue arabe, à Haïfa et à Ramallah. Yeux bleus éclairant un visage émacié, grand et élégant, il pouvait jouer tous les rôles ou presque, changer de registre et de nationalité avec aisance.

La dépouille de Mohammad Bakri recouverte hier du drapeau palestinien. Source: médias palestiniens

Costa-Gavras lui ouvre les portes de la reconnaissance internationale avec Hanna K., en 1983, aux côtés de Jill Clayburgh et de Jean Yanne. Il y interprète le rôle de Selim Bakri, un Palestinien qui revendique son droit à une maison ayant appartenu à sa famille avant l’occupation israélienne. Il alterne théâtre et cinéma et tourne sous la direction d’Amos Gitaï (Esther), Eran Riklis (Cup Final), Michel Khleifi (Le Conte des trois diamants), Rashid Mashrawi (Haïfa, l’anniversaire de Leila), des frères Paolo et Vittorio Taviani (Le Mas des alouettes) et de Saverio Costanzo (Private), un film qui lui vaut le prix du meilleur acteur au Festival international du film de Locarno, au Festival international du cinéma indépendant de Buenos Aires et au Festival international du film du Caire.

Figure emblématique de la Palestine

Il consolide sa notoriété en apparaissant dans des séries de qualité : Homeland et The Night Of aux États-Unis, Le Bureau des légendes en France. En 2010, Bakri reçoit l’Ours de la liberté de parole au Festival du film de Berlin. En 2002, il réalise le documentaire Jénine, Jénine, qui lui vaut d’être poursuivi par les tribunaux israéliens, car le documentaire met en lumière les massacres de l’armée israélienne dans les camps de réfugiés palestiniens de Jénine.

La passion de jouer, Mohammad Bakri a su la transmettre à trois de ses six enfants : Salah, Ziad et Adam Bakri. À l’annonce de sa mort, survenue le 24 décembre 2025 à Nahariya, le réalisateur égyptien Youssry Nassrallah a résumé en une phrase la portée de cette disparition : « C’est une grande perte pour la culture palestinienne et c’est une grande perte pour la culture arabe ».

Après la mort du poète Mahmoud Darwich et de l’intellectuel Edward Said, Mohammad Bakri était devenu, à son corps défendant, la figure emblématique de la Palestine. Ces dernières années, il tournait sans relâche pour mieux tenir tête à la maladie. On l’a vu paysan patriarche dans le Golan occupé (Al-Gharib, premier film d’une grande intensité signé Ameer Fakhreddine), haut gradé militaire égyptien machiavélique dans La Conspiration du Caire de Tarek Saleh, et enfin Palestinien errant à la recherche de son paradis perdu, volé, détruit, dans la saga réalisée par Cherien Dabis (Ce qu’il reste de nous).