Depuis vingt ans, chaque mois de septembre, les Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB) font ce miracle : placer le cinéma au centre de toutes les conversations, comme si plus rien d’autre ne comptait. Pas de tapis rouge, juste l’essentiel : les films, ceux qui les font, et ceux qui les regardent.
L’histoire commence par un coup de tête. Été 2002, Abdenour Hochiche, jeune chômeur “qui se cherche” – selon ses propres termes – a cette idée: pourquoi pas un festival de cinéma à Béjaïa ? Il se dirige vers un taxiphone, partage l’idée avec le réalisateur Mohamed Lakhdar Tati. Elle prendra forme grâce à trois autres complices – Karim Hamoudi, Lamine Blidi et Samir Abdelbost.
« Nous étions encore jeunes… On rencontrait du monde au théâtre et, peu à peu, on a bifurqué vers le cinéma grâce à un ciné-club lycéen. Entre 2002 et 2003, on formait un groupe de jeunes à Béjaïa, qui gravitait autour du théâtre communal devenu, dans les années 80, théâtre régional. Cet espace avait une place importante dans la vie quotidienne de la ville. Après le bac, nous nous sommes séparés, mais au début des années 2000, je suis revenu à Béjaïa (…) Quand j’ai eu cette idée, je ne savais pas ce que cela impliquait. Bien sûr, je connaissais le principe d’un festival, mais le quotidien, la préparation, la logistique… je n’en avais aucune idée», raconte Abdenour Hochiche.
L’association Project’heurts voit le jour en 2002, obtient son agrément en 2003, et lance son ciné-club. Le hasard fait bien les choses : au même moment, une autre structure, Kaïna Cinéma, se crée. À sa tête, Habiba Djahnine et Mourad Kertobi, et d’autres professionnels et cinéphiles avaient la même envie : donner un souffle nouveau au cinéma. Mieux : Habiba Djahnine est originaire de Béjaïa, et connaît Hochiche depuis le lycée. « J’ai eu l’impression que les planètes s’étaient alignées. À Kaïna Cinéma, ils ont appris qu’il existait à Béjaïa une association qui voulait organiser un festival, et nous nous sommes rencontrés.», raconte-t-il.
Ensemble, les deux associations lancent en 2003 la première édition. Les conditions d’accueil étaient spartiates, la salle suffocant sans climatisation en plein mois de juillet et les sièges éventrés menaçaient les pantalons des spectateurs. Mais un public curieux a répondu présent. “Habiba est arrivée avec sa fougue et sa détermination. Moi, j’étais déjà sur place avec les copains. C’était presque irréel : on ne savait pas comment les choses allaient se passer, mais on a ouvert les portes de la salle et les gens sont venus voir des films, malgré des conditions déplorables », dit-il, ajoutant : « «Kaïna Cinéma était venue avec des professionnels de France. Très vite, on a compris que “ça pouvait donner quelque chose” », se souvient Abdenour.

Dès 2004, soit à la deuxième édition, les RCB s’affirment. L’année de l’Algérie en France amène à Béjaïa plusieurs jeunes réalisateurs prometteurs – Lyes Salem, Karim Bensalah, Mohamed Latreche – mais aussi des figures tutélaires comme Bouamari et Tsaki. L’alchimie prend. Le contexte jouait aussi un rôle : Au début des années 2000, on sortait de ce qu’on appelle la “décennie noire”. Une nouvelle génération de cinéastes apparaissait.
« Des tournages, parfois en coproduction, commençaient à se faire. Parmi eux, certains visages se distinguaient, d’abord comme assistants, premiers assistants…De nouveaux acteurs émergeaient. Toute cette génération se retrouvait dans cet espace. Les RCB ont tenté de reconnecter deux générations. D’un côté les Bouamari, Tsaki, Allouache, Djamila Sahraoui, Yamina Chouikh… et de l’autre, ceux qui arrivaient : Yanis Koussim, Karim Moussaoui, Mounès Khammar, Yasmine Chouikh… ».
Les Rencontres deviennent ce qu’elles avaient vocation à être : un pont entre deux générations. Les vétérans de la décennie 70-80 croisent les nouveaux visages du cinéma DZ en ce début des années 2000. Entre eux, des échanges à bâtons rompus, des projections improvisées. Hochiche se souvient encore de ce moment : Karim Moussaoui débarquant avec une VHS de son premier court, « Petit déjeuner », proposant qu’on le projette. Le film passe, la salle réagit.
Car l’essence des RCB, c’est là : pas de compétition, pas de protocole. Dans une Algérie encore marquée par les années 90, il fallait reconstruire et réinventer les espaces culturels.
« Au début, nous réfléchissions en termes de festival. Puis nous avons décidé d’en faire des rencontres, parce qu’après les années 90, tout était à reconstruire. On s’est dit : il faut que ce soit une plate-forme. On ne voulait rien d’officiel, de protocolaire ou de compétitif. Mettre les gens en compétition n’avait aucun sens pour nous. Et, de toute façon, nous n’en avions pas les moyens. Les projections se faisaient toujours avec des conditions rudimentaires, au fil du rasoir. Mais nous sentions ce besoin de donner à cette génération un espace pour exister. C’est pour cela que nous avons choisi le mot rencontres», précise-t-il.
Et Abdenour d’ajouter : « « Tout au long de ces vingt ans – et sans doute encore aujourd’hui – la demande pour en faire un véritable festival existe, mais elle vient de l’extérieur. Pour ma part, je ne crois pas que ce soit l’urgence. Il y a déjà des festivals ailleurs, chacun mène sa barque à sa manière. L’essentiel, c’est l’esprit de débat, de réflexion, d’échanges. Cet esprit-là, il faut le nourrir et le préserver ».
Après quatre éditions, Project’heurts et Kaïna Cinéma se séparent en 2006. “Des divergences sont apparues et nous avons dû nous séparer. Mais ce fut sans doute l’une des rares fois où deux associations prennent des chemins différents sans que la manifestation disparaisse : au contraire, cela a donné naissance à une deuxième», dit Abdenour.
Habiba Djahnine et son équipe lancent les Journées du film documentaire de Béjaïa et surtout Béjaïa Doc, un espace de formation unique en Algérie. Résultat : plus de trente documentaires produits en quelques années, et toute une génération formée à l’écriture et à la pratique du film documentaire.
Une école du cinéma… et de la vie
Mais si ces Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB) tiennent debout depuis vingt éditions, ce n’est pas seulement grâce à la ténacité de ses fondateurs. C’est surtout parce qu’une armée veille dans l’ombre : celle des bénévoles. Composée d’étudiants, de lycéens, de jeunes chômeurs ou simples curieux, ils deviennent très vite partie prenante de l’aventure. « Bien sûr il y a une équipe, une direction, une direction artistique, une logistique… mais elle ne reste pas dans une tour d’ivoire », explique Abdenour Hochiche. Résultat : les bénévoles s’intègrent rapidement, comprennent l’esprit des rencontres et donnent tout, parfois avec une ardeur inattendue. « Les jeunes sont tellement stigmatisés chez nous que lorsqu’on leur donne une chance, ils se battent pour prouver leur valeur », analyse Abdenour.
Et puis généralement, les jeunes apprécient de travailler dans ce festival car les « stars » cessent d’en être. Les cinéastes, venus parfois d’Europe ou du Maghreb, ainsi que les acteurs se retrouvent à blaguer, à partager un café ou une cigarette avec ceux qui les accueillent.

L’histoire de Hassan Keraouche en est l’illustration parfaite. Arrivé en 2007, à 17 ans à peine, il pousse la porte de l’association. On lui rétorque que « c’est complet ». Il repart, dépité. Mais Hochiche le croise dans le couloir, s’étonne de sa mine basse, et le rappelle : « Depuis quand une association est complète ? Donnez-lui des flyers, ou laissez le passer le micro ». Quelques jours plus tard, le même jeune se retrouve chargé de l’accueil du public. Quelques années plus tard, il devient trésorier de l’association. Et aujourd’hui, ce même Hassan est… directeur des Rencontres et président de l’association Project’heurts.
Aujourd’hui encore, cette histoire l’amuse : « En fait, c’est quelqu’un de mon lycée qui m’a rabroué. Depuis, nous sommes devenus amis”, dit-il, tout sourires. Il poursuit: “ à l’époque, je ne comprenais pas vraiment ce que représentaient les Rencontres, leur ampleur, leur portée. J’étais juste là pour aider, pour contribuer à la réussite de l’événement. Je faisais ça pour la ville de Béjaïa, parce que je voulais qu’il y ait des initiatives de ce genre, qui dynamisent la ville et la vie culturelle”.
Il raconte: “Deux ans plus tard, j’ai intégré l’équipe logistique. Je m’occupais des réservations d’hôtels, des transports, et je faisais aussi le chauffeur : je récupérais les invités à l’aéroport et je les raccompagnais au départ. C’est là que j’ai vécu des moments d’une intensité incroyable. Accompagner un réalisateur ou un professionnel du cinéma, c’était spécial. On avait l’habitude de les voir à la télévision. Et soudain, on se retrouvait seul avec eux dans la voiture, à échanger. Ça donnait une proximité humaine très forte, des émotions que je n’oublierai jamais ».
Devenu patron de l’événement, Hassan évoque de ce que l’associatif a changé en lui : « Le Hassan que j’étais et celui que je suis devenu, ce n’est plus la même personne. L’associatif, ça forge. Ça m’a appris à travailler en groupe, à écouter, à dialoguer, à prendre des responsabilités. Même dans mon métier actuel- la vente dans une entreprise-, ça m’a aidé ».
Ce n’est pas un cas isolé. Chaque année, des dizaines de jeunes passent par les RCB. « Il y a toujours eu beaucoup de jeunes. C’est une association marquée par le passage : ils arrivent, puis, une fois qu’ils trouvent un travail ou partent à l’étranger pour leurs études, ils s’en vont. Mais ça n’a jamais cessé. En un sens, ça fait école. Parce qu’ils y apprennent ce qu’est une association, comment monter une manifestation autour du cinéma, ce que signifie avoir une responsabilité, s’occuper d’un projet. Cela leur sert aussi, eux qui sont souvent en fin d’études, lorsqu’ils entrent dans le monde professionnel. Ils comprennent mieux ce que veut dire travailler en groupe : coordonner, écouter les autres, tenir un discours», constate Abdenour, non sans fierté.
Lui-même affirme que cette expérience l’a transformé: « Ça m’a formé, nourri, épanoui. Avant cette expérience, je n’avais pas conscience du rapport que je pouvais entretenir avec la société et avec les autres. Cela m’a fait mûrir rapidement, réfléchir à la façon dont je me situe dans la société, dans mes relations avec les partenaires, avec les gens avec lesquels je travaille ».
Il enchaîne : « Moi, j’ai commencé l’associatif à 17-18 ans, au lycée. J’ai eu la “chance” d’avoir 16-17 ans en octobre 1988. Autrement dit, notre jeunesse, nos premières années de vie adulte, ont coïncidé avec de grands bouleversements en Algérie. Et ça, ça nous a vraiment formés, parce que nous côtoyions aussi des militants politiques, associatifs, qui nous ont transmis énormément. Cela s’est poursuivi avec la création de cette association. Si je dois aujourd’hui mettre en balance les sacrifices – en temps, en difficultés rencontrées -et le bonheur que tout cela m’a apporté, je crois que le bonheur l’emporte largement ».
« Passer du « succès d’estime » au « succès professionnel«
Pour beaucoup, l’un des points forts des RCB réside dans leur organisation: es films démarrent à l’heure, les génériques se regardent jusqu’au bout. Cela est dû au fait que pour les organisateurs, il était important de prouver que Béjaïa n’accueillait pas un caprice de jeunes mais une manifestation exigeante.
« Ce n’est pas une qualité de commencer à l’heure, c’est un défaut de ne pas le faire. Dès les premières années, je disais qu’il fallait passer du succès d’estime au succès professionnel. Je leur disais toujours: on nous apprécie parce que nous sommes jeunes, insouciants et sympathiques. Mais il était essentiel que l’on nous apprécie surtout pour la qualité de ce que nous faisions», souligne Abdenour.

Il y eut tout de même quelques catastrophes en coulisses. Les RCB ont connu les pannes, les films coupés en plein vol, les coupures de courant, jusqu’au feu dans la cabine. Hakim Abdelfatah, figure de l’association, en rit encore : « Il y a eu une édition où les RCB se sont déroulées à la Maison de la Culture, car la cinémathèque était alors en travaux. On avait donc délocalisé les Rencontres là-bas. Comme il n’y avait pas de projecteur sur place – à l’époque, c’était encore du 35 mm – nous avons dû en faire venir spécialement d’Alger. Un soir, on projetait « Vivantes » de Saïd Ould Khelifa. Il faisait une chaleur intenable. On croyait que c’était juste l’absence de clim. En fait, la cabine de projection avait pris feu. Dans la salle, les spectateurs regardaient le film et, soudain, ils ont vu apparaître des flammes à l’écran. Ils ont cru que ça faisait partie du film ! Aujourd’hui, on en rit… mais sur le moment, c’était une véritable catastrophe ».
Depuis, la salle de cinéma de Béjaïa s’est équipée en DCP et les conditions de projections se sont améliorées. Hakim, lui, a longtemps veillé aux machines, aux bobines, aux copies récupérées puis testées avant chaque séance. « J’ai fait ça pendant des années, jusqu’après le Covid. Puis j’ai intégré la direction artistique », raconte-t-il. Arrivé en 2004, passé par l’Institut d’audiovisuel d’Ouled Fayet, il rejoint l’association après une rencontre fortuite avec Abdenour Hochiche à la Radio Soummam alors qu’il accompagnait le réalisateur Yann Arthus Bertrand à Béjaïa.
Au départ, il prend des photos, se glisse dans l’équipe du « ciné journal », ce petit film projeté avant la dernière séance. « Dès la deuxième ou troisième année, Yasmine Chouikh est venue pour lancer le ciné-journal. C’était le journal des activités : un petit film de 6 à 7 minutes projeté chaque jour, juste avant la dernière séance. Un journal complètement décalé, composé de rubriques variées.Il y avait par exemple un bulletin météo, qui n’était en réalité que l’annonce du programme : “une avalanche de courts-métrages” ou encore “une tempête d’émotions”. D’autres rubriques pouvaient être une interview d’invité ou un sujet particulier, toujours traité avec humour et décontraction. On prenait vraiment plaisir à le faire. On en a réalisé quatre ou cinq éditions, je crois. J’étais toujours derrière la caméra, à l’image et à la réalisation, tandis que Yasmine Chouikh assurait le rôle de rédactrice en chef, épaulée par Dorothée Duval. »

Mais les RCB ont aussi connu des tempêtes. Très vite, elles ont dû affronter la hantise de toute manifestation cinématographique : la censure. En 2016, le documentaire Vote Off de Fayçal Hammoum, tourné lors de la campagne du troisième mandat de Bouteflika auprès de trentenaires n’ayant jamais voté, est interdit. Deux ans plus tard (en 2018), c’est Fragments de rêves de Bahia Bencheikh El Feggoun, qui retrace les luttes sociales depuis 2011, qui se heurte à la même muraille. Choc et incompréhension.
« Pendant longtemps, on passait les films sans autorisation, parce que ça n’existait pas », explique Hochiche. « Puis, une année, on nous a signalé qu’une nouvelle loi venait d’être instaurée et qu’il fallait désormais s’y conformer. C’est ce que nous avons fait : nous avons déposé les films. Mais entre le dépôt et l’attribution du visa d’exploitation, il y avait un délai, et nous étions loin d’imaginer que certains allaient être interdits ».
Le problème résidait essentiellement dans les non-dits car aucun motif n’était avancé pour justifier l’interdiction. « L’existence d’une commission est normale , c’est le cas partout dans le monde, notamment pour classifier les films par catégories et tranches d’âge. Cette commission visionne les œuvres afin de délivrer des visas, qu’ils soient culturels ou d’exploitation, sur la base de critères bien définis. Le problème, c’est que nous ne recevions pas de notifications claires. La commission aurait dû justifier ses refus par des motifs précis : en tant qu’organisateurs, nous sommes tenus de respecter les règles du jeu », dit-il.
L’annonce s’est faite au beau milieu de la manifestation, alors que les programmes étaient déjà imprimés, les réalisateurs déjà sur place. Samir Ardjoum, qui était alors directeur artistique de ces rencontres, se souvient : « J’ai appris le dernier jour, juste avant la projection, que le film avait été censuré par le comité de visionnage du ministère de la culture, et cette nouvelle m’a profondément peiné, durement, parce qu’elle venait confirmer que le cinéma, lorsqu’il est le plus nécessaire, lorsqu’il touche à ce qui excède le simple divertissement, dérange et inquiète, et qu’on cherche à l’étouffer ».
Rétrospectivement, Samir Ardjoum analyse plus clairement ce qui s’est passé : « Avec le recul, il est évident que ce film, interdit de projection, annonçait déjà ce qui allait advenir, sans le dire explicitement, sans le nommer, il parlait du hirak, ou plutôt il en faisait sentir la possibilité, comme si la vibration politique était déjà inscrite dans ses images, et que le cinéma, une fois encore, devançait l’histoire, pressentait ce qui allait surgir, non pas en prophète mais en révélateur de ce qui était déjà là, latent, sous-jacent, prêt à se lever ».
Et de poursuivre: « Je me souviens que Bahïa Bencheikh El Feggoun était venue aux Rencontres en sachant que son film ne serait pas projeté, et pourtant elle est venue, elle a pris la parole, elle a occupé l’espace du festival par sa seule présence, puis elle n’est jamais repartie, comme si le cinéma, une fois entré dans un lieu, une fois prononcé, ne pouvait plus s’en aller, comme s’il continuait de hanter les murs, les regards, les souvenirs ».
Le coup est rude, mais les RCB plient mais ne rompent pas. Ils attendront patiemment l’avènement du Hirak en 2019, pour enfin de projeter les films bannis.

Survivre sans vendre son âme
En 2013, les Rencontres cinématographiques de Béjaïa passent à deux doigts de l’extinction. Pas de moyens, pas de budget. Une vaste campagne de solidarité nait dans les réseaux sociaux portée par des réalisateurs, acteurs, journalistes … La pression paie, les partenaires suivent, la manifestation est sauvée. Mais cette alerte n’était pas un accident : elle illustrait le talon d’Achille des RCB depuis leur naissance: le financement.« On dit que si un festival tient cinq ans, il tiendra », raconte Abdenour Hochiche. « Nous, dix ans plus tard, il fallait repartir chaque année de zéro».
Chaque édition est un pari, chaque programmation une nouvelle bataille. Il se souvient aussi de la méfiance des débuts, notamment du côté des partenaires officiels : « Je demandais seulement que l’association soit reconnue à la hauteur de ce qu’elle apportait à la ville, au pays. C’est tout. Si on considère objectivement qu’on n’apporte rien, très bien. Mais si on apporte quelque chose, alors les soutiens et les aides doivent être à la mesure de ce travail, sans plus. Et honnêtement, ce n’est pas une manifestation coûteuse. Du temps où je dirigeais les Rencontres, je disais même : inutile de nous donner beaucoup d’argent, on n’en ferait rien car on n’a pas de compétition, on n’a pas de grosses dépenses. On a seulement besoin de soutiens, d’aides et de subventions pour travailler dignement et nous concentrer sur l’essentiel : la manifestation elle-même ».
Pendant les années Khalida Toumi au ministère de la Culture, la mode était à « l’institutionnalisation » des festivals. Un réseau de manifestations mises au pas et financées. Project’heurts a tenu bon, refusant l’abri de l’État. Trop d’argent, trop de confort auraient fini par dissoudre l’identité du projet. « Ils avaient récupéré pratiquement tous les festivals et associations(musicaux, patrimoniaux, cinématographiques…). Nous ne voulions pas devenir un festival. Nous craignions que cela dénature notre identité. À quoi bon avoir beaucoup d’argent et organiser quelque chose qui ne te ressemble pas ? », tranche-t-il.
Aujourd’hui encore, le casse-tête reste entier. Après la parenthèse du Covid, la reprise semblait compromise. « On ne savait même pas si on allait avoir de l’argent », confie Hassan Keraouche, actuel directeur. Finalement, les partenaires ont suivi, la 18e édition a eu lieu, et ce fut un déclic : la preuve qu’on pouvait continuer malgré tout. Mais rien n’est jamais acquis. Même à la 20e édition, l’incertitude demeure.
Cette fragilité, paradoxalement, forge la force du collectif. « Président, trésorier ou bénévole, c’est la même chose : on fait tous le même travail. Personne n’est payé. Tout est fait par amour », insiste Keraouche, affirmant : “Le fait que nous ne soyons pas payés, change la donne : on vient parce qu’on croit à la cause, parce qu’on aime le cinéma, parce qu’on veut faire partie de l’aventure ”.

Et les Rencontres ne sont pas qu’un feu de paille annuel. Project’heurts vit toute l’année. « En fait, les RCB sont certes l’évènement-phare de Project’heurts, mais c’est un évènement parmi tant d’autres”, dit Keraouche. Ciné-club régulier, « Nuit du clip », « Nuit du court », « Nuit de l’horreur », et depuis peu le « ciné-série », consacré aux productions télévisées qui fleurissent chaque Ramadhan. « On a remarqué que beaucoup de réalisateurs et comédiens de cinéma basculent dans la série télé. Alors on s’est dit : pourquoi ne pas créer un espace de débat autour de ça ? », explique Keraouche. Succès immédiat : le public de Béjaïa vient rencontrer ceux qu’il connaît sur le petit écran, discuter, débattre, brouiller les frontières entre cinéma et série. Cette année, pour les RCB, un focus est prévu autour de la série El Sardines, avec une table ronde animée par Zoulikha Tahar et Kaouther Adimi.
Ce travail en continu est aussi la meilleure pépinière de bénévoles. Keraouche nous explique que les jeunes sont repérés dans les ciné-clubs, dans les débats, et finissent par intégrer l’équipe.
La ville, les débats, les rencontres
Mais pour beaucoup, les plus belles rencontres de Béjaïa se déroulent quand l’écran s’éteint. Les débats se prolongent bien après la séance, débordent sur la place Gueydon, envahissent les terrasses, se poursuivent jusque dans les cafés et restaurants alentours. Là, les idées s’affûtent, les amitiés naissent, les projets se dessinent. “Les annexes ont toujours été un espace précieux des RCB. Ces rencontres donnent naissance à des projets, à des collaborations, à des amitiés… et parfois même à des mariages», sourit Hochiche.
« Vous direz que c’est du chauvinisme », poursuit Abdenour Hochiche, « mais Béjaïa se prête merveilleusement à ça. Le vieux centre, son ouverture sur la mer, tout participe à la magie des Rencontres ». La ville porte une longue tradition de débat. Bien avant le cinéma, il y avait les cafés littéraires, les pièces de théâtre suivies de discussions interminables. Les RCB n’ont fait que reprendre le flambeau, réinventer cette culture de la parole. Certains spectateurs viennent d’ailleurs uniquement pour ça : pas pour les films, mais pour les conversations qu’ils déclenchent.
Une année, l’équipe s’est dit : « Tout le monde parle de Nahla, mais combien, dans la nouvelle génération, l’ont réellement vu ? Et si on invitait Farouk Belloufa ? » Il est venu. Cette même année, Tariq Teguia présentait Inland. Il connaissait l’œuvre de Belloufa, mais c’était leur première rencontre. “J’y ai assisté, raconte Hochiche. Teguia, déjà reconnu comme un grand réalisateur, redevenait un simple cinéphile face à Belloufa. Moment suspendu, plein de grâce : deux générations de cinéastes venaient de se rejoindre”. À partir de là, Belloufa a retrouvé une place sur la scène. Nahla est ressorti en DVD. Il travaillait même sur un projet de court-métrage, avant sa disparition. Teguia, quant à lui, a donné le prénom “Nahla” à l’un de ses personnages dans son film “Révolution Zendj”.

Autre instant inoubliable : la venue de René Vautier. Le vieux cinéaste, compagnon de l’Algérie, raconte son histoire sans se lasser, jusqu’au soir. Ses combats, sa caméra militante, sa vie d’engagement. Les jeunes l’écoutent comme on écoute un témoin direct de l’Histoire.
La projection du film « Boualem Zid El Gouddam », réalisé en 1979 par le regretté Moussa Haddad, était également marquante. La bobine, utilisée une seule fois en Algérie à sa sortie, était considérée comme perdue. L’œuvre a ressuscité à Béjaïa en présence de Slimane Benaissa, l’acteur principal du film et Ahmed Béjaoui, son producteur. La bobine a ressurgi en Allemagne et une restauration a été menée dans un laboratoire allemand, grâce notamment à l’obstination de Nabil Djedouani, qui œuvre depuis des années à redonner vie aux archives oubliées du cinéma algérien. Il est aussi, depuis quelques années, directeur artistiques des RCB.
Les RCB ont également bouleversé des vies plus intimesment. Hassan Keraouche y a rencontré celle qui allait devenir son épouse. Aujourd’hui encore, il raconte comment l’aventure est devenue familiale. « À la 18e édition, ma femme était enceinte de notre deuxième fille, elle assurait l’accueil comme si de rien n’était. J’aimerais qu’un jour mes filles, si elles le veulent, s’impliquent à leur tour» . L’histoire n’est pas isolée. Hochiche a compté : « Quatre ou cinq couples se sont formés pendant les Rencontres. Des bénévoles, des spectateurs, parfois même des professionnels étrangers venus de loin et qui ont trouvé chaussure à leur pied».

Et puis, et surtout il y a le cinéma. « Une fois, pendant le processus de sélection, je me suis retrouvé face à un film qui m’a ébloui, je suis resté scotché. Idem pour les autres membres de la commission artistique: Samir Ardjoum et Lilya Choulak. Le film, c’était “Chantier A”. Le jour de sa projection, – en général je ne suis pas dans la salle- mais ce jour là je tenais à y être pour sentir le pouls de la salle: le film se termine, la salle retenait son souffle avant de se mettre à applaudir , et réapplaudir par trois fois. J’ai senti que nous vivions un vrai moment de cinéma. Malheureusement, et c’est quelque chose que je n’ai jamais compris, le film n’a pas eu le parcours qu’il méritait », raconte Hochiche.
D’abord journaliste et critique cinématographique, Samir Ardjoum, qui anime aujourd’hui Microciné, une chaine Youtube consacrée au cinéma, découvre les Rencontres comme spectateur avant d’être invité par Abdenour Hochiche à rejoindre l’équipe. « Je conserve de ce moment un souvenir vif pour plusieurs raisons : d’abord parce que c’était la première fois que je participais de l’intérieur à une manifestation cinématographique et que, de ce côté-ci du rideau, les choses se révèlent toujours autrement, ensuite parce qu’il s’agissait d’un festival en Afrique, en Algérie plus précisément, et que cette immersion, au-delà des discours convenus, me permettait d’approcher une réalité culturelle concrète, mobile, qui débordait bien sûr le seul cadre africain », dit-il. Dès sa première édition en 2011, il met en place un comité de visionnage, soucieux de donner une cohérence et une exigence à la sélection.
Ardjoum est inarrêtable lorsqu’il s’agit d’évoquer les films visionnés aux RCB et les émotions. suscitées Il raconte « La Parade de Taos » du regretté Nazim Djemai. Il cite le réalisateur libanais Ghassan Salhab, et “sa rétrospective chaotique ». « Il y a eu, dit-il, mille et une difficultés logistiques qui semblaient vouloir empêcher jusqu’au bout que les films se montrent. Elles n’ont fait qu’accentuer la nécessité de leur apparition, et je me souviens de ce geste, minuscule et immense à la fois, quand il m’a offert une pièce libanaise en me disant que chez lui, on donne une pièce lorsqu’un problème est résolu (…) Et cette pièce, je la garde encore, comme un talisman ».
Il nous parle des deux ovations offertes à Lamine Ammar-Khodja (Demande à ton ombre), à Samy Tariq, à Lucie Dèche (Chantier A) ainsi que des apparitions qu’il décrit comme « comiques et poétiques « du réalisateur Rabah Ameur-Zaïmèche, qui venaient rappeler que le « cinéma est toujours en excès de lui-même, toujours plus vaste que ce qu’il prétend raconter ». « Je me souviens de la semaine consacrée à Serge Daney, comme un retour vers une parole qui avait su penser le cinéma autrement, tables rondes, projections, et cette lecture de Amina Menia, bouleversante, d’un texte sur un festival algérien, comme si les mots continuaient à résonner à travers les corps, et je me souviens du Repenti, de Normal de Merzak Allouache, je me souviens du projectionniste Redouane, qui n’est plus, et de Lilya Choulak, dont la présence attentive, juste, avait cette densité qu’on reconnaît seulement après coup », se rappelle-t-il.
Des rencontres, il en a fait des tas. Parmi elles, celle avec le réalisateur Tahar Kessi, qu’il décrit en ces mots: « il incarne, par sa seule présence, ce que j’ai toujours attendu du cinéma. Non pas une figure héroïque, ni un auteur à célébrer, mais une manière d’être au monde. Une façon d’habiter à la fois le plan et le hors-champ, d’être simultanément champ et contrechamp. Non pas parce qu’il se dédouble ou se contredit, mais parce qu’il porte en lui la réversibilité du regard : il regarde autant qu’il est regardé. Il est ce mouvement même par lequel l’image se constitue, un mouvement qui ne se referme pas sur lui, mais qui nous engage tous ».
Et puis il y a les autres visages : Davy Chou, venu du Cambodge avec Le Sommeil d’or, Chérif Aggoune, Ahmed Benaïssa et ses “questions débordantes” Nasser Mejdkane et Narimane Mari, avec leur film (Loubia Hamra) qui, dès son titre, disait « qu’il y avait plein de choses à refaire ».

Cette année, à l’occasion de la 20ème édition, Samir Ardjoum revient aux RCB avec une équipe de jeunes critiques formés dans un atelier de l’IFA. Ils ont lancé ensemble une revue, Fracture(s), dont le deuxième numéro sera entièrement consacré aux Rencontres de Béjaïa. « C’est cette émotion-là, en devenir, qui m’accompagne aujourd’hui : revenir comme je suis parti, non plus directeur artistique mais critique, avec cette nouvelle génération, et leur dire que rien ne sera facile, mais que c’est justement dans la difficulté que le cinéma existe, persiste, se fraie un chemin, et continue, malgré tout, de déranger, de rester, d’énerver les cons, comme il se doit », déclare-t-il.
Pour beaucoup, les « « Rencontres » n’ont jamais cessé d’être un lieu de naissance et de renaissance.. Car beaucoup de jeunes réalisateurs y ont fait leurs premières armes. Certains ont présenté un court-métrage lors de leurs débuts, avant de revenir quelques années plus tard avec un long-métrage affirmé. D’autres sont passés par la résidence d’écriture Côté courts, pilotée par le scénariste Jean-Pierre Morillon, avant de revenir présenter leur film achevé. Sans compter les œuvres qui ont bénéficié de l’accompagnement du Béjaïa Film Lab, des soutiens financiers de la Bourse Tamzali ou, plus récemment, de la Bourse Zermani. À force, les Rencontres se sont imposées comme un véritable incubateur de projets et de talents.
Vingt éditions plus tard, la trace est palpable. « Est-ce qu’on s’en rend compte ? Pas tout de suite, confie Hochiche. Moi, honnêtement, j’ai commencé à le réaliser seulement après m’être retiré. Quand j’étais dedans, pris dans l’organisation, je n’avais pas le temps de faire un vrai bilan. Mais une fois à distance, en observant de loin, j’ai mesuré l’impact. Je leur dis souvent : attention, vous êtes en train d’impacter la vie de certaines personnes, la vie de la ville, et même celle du cinéma en Algérie. Et je vois bien que ça leur met une certaine pression »
Une anecdote illustre cela : il y a deux ans, un court-métrage kabyle a été sélectionné à Cannes. C’était une première. Son réalisateur, Mouloud Ait Liotna, était un ancien étudiant de Béjaïa, qui venait simplement assister aux Rencontres comme spectateur. C’est là qu’il a attrapé le virus. Et ce n’est pas un cas isolé : ces Rencontres ont permis à certains de découvrir le cinéma, à d’autres de s’y engager, et aussi de créer des liens entre réalisateurs et producteurs.
Abdenour Hochiche passe le flambeau en 2017, après quinze ans de service, quittant officiellement la direction de Project’heurts. « Officiellement, j’ai quitté en 2017. Dès 2014-2015, je m’étais installé à Alger, et il devenait difficile de diriger à distance. Avec mon travail, il y avait aussi un risque de conflit d’intérêts. Et puis, après 15-16 ans d’engagement, il fallait laisser la place aux autres pour que ça continue», explique-t-il.
Aujourd’hui, il regarde l’événement « comme un frère aîné ». « J’ai beaucoup d’affection pour celles et ceux qui portent les Rencontres aujourd’hui : Hassan, Aissam, Hakim, Meriem, Sabrina et tous les autres. ..Parce qu’ils continuent à faire vivre cette manifestation malgré les aléas. Ils donnent de leur temps, de leur énergies, de leurs vies parfois, juste pour que ça tienne. Moi, j’ai le regard d’un grand frère qui observe, avec joie et fierté, ses frères et ses sœurs poursuivre ce qu’il avait commencé avec d’autres», dit-il. Et quand l’affiche d’une nouvelle édition est dévoilée, il a ce pincement de fierté : « Ah…ça existe encore, c’est toujours là ! ».