La compagnie énergétique italienne ENI se bat contre un redressement fiscal en Algérie depuis maintenant cinq ans. Il est centré sur la méthode qu’elle avait utilisée pour la consolidation des résultats de ses activités au titre des exercices 2011, 2012, 2013 et 2014.
Selon le plus récent rapport financier de sa filiale ENI Exploration Algeria BV, déposé auprès du registre néerlandais de commerce en mai 2020, ENI a reçu la première demande de clarification de ses comptes en septembre 2014.
Cette demande portait sur les activités de la compagnie à Rhourde Ould Messaoud Nord, un gisement en exploitation dans le bassin de Berkine. Aussi, sur le gisement de Kerzaz, situé entre Béchar, Adrar et El Bayadh, qui est en phase d’exploration. Et ce, au titre des exercices 2011, 2012 et 2013.
Cette enquête se base sur les bilans financiers publics de la compagnie. Cette dernière provisionne chaque année le montant litigieux en attentant la résolution du conflit et l’analyse croisée des bilans de ses filiales domiciliées dans des paradis fiscaux tels que les Pays-Bas, Londres et Delaware. Elle reconnaît ainsi le contentieux même si elle conteste la méthode de calcul du fisc algérien.Elle n’a d’ailleurs jamais souhaité commenté ces informations malgré notre insistance.
ENI se positionne comme la première compagnie étrangère opérant dans le secteur des hydrocarbures en Algérie, produisant 3,8 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP) en 2019 dont près de 70% de pétrole. Elle exploite des gisements pétroliers situés dans les champs géants de Hassi Messaoud et de Hassi Berkine.
En 2019, cette activité a généré près de 1,7 milliard de dollars de revenus pour lesquels ENI a payé, selon son rapport 2019 sur les paiements aux gouvernements, 360 millions de dollars en Algérie, soit un taux effectif d’imposition de 22%. Ce qui est largement en deçà de ce qu’elle devait payer à l’administration fiscale algérienne.
Le redressement fiscal en question n’est qu’une petite correction infligée à cette compagnie qui s’adonne à une optimisation fiscale agressive. Elle dissimule les revenus réalisés en Algérie à l’abri de tout contrôle du fisc algérien. Pour ce dernier, l’enjeu est tel qu’il devrait gérer des dizaines d’autres licences d’exploitation de gisements pétro-gazier sans pour autant disposer des outils pour maîtriser la fiscalité des compagnies multinationales qui les exploitent.
Le taux d’imposition de l’activité pétro-gazière en Algérie est variable en fonction des prix du pétrole qui déterminent la taxe sur les profits exceptionnels (TPE), applicable à partir de 30 dollars/baril. L’impôt sur le revenu pétrolier étant de 38%, le taux d’imposition effectif en 2019 était de 60,4% selon les données déclarées par ENI aux autorités néerlandaises.
Les arguments avancés par ENI en réponse à la demande de clarification de ses comptes n’ont pas convaincu l’autorité fiscale algérienne à savoir, la Direction des grandes entreprises (DGE), laquelle a engagé la procédure de redressement en mars 2015.
Contestant cette révision, ENI n’a pas obtempéré. En novembre 2015, la DGE a corsé la note en élargissant le redressement à l’année 2014 et en décrétant des pénalités de retard. Montant réclamé : 20 millions de dollars.
ENI a introduit un premier appel auprès de la Direction Générale des Impôts (DGI), une instance supérieure à la Direction des grandes entreprises (DGE). Pour faire entendre son appel, la compagnie italienne a dû payer 20% du montant litigieux – 4 millions de dollars –, comme le prévoit la réglementation en vigueur.
Sommé de payer 20,5 millions de dollars au titre des exercices 2011, 2012, 2013 et 2014, soit moins d’un dixième de ce qu’elle paie annuellement au fisc algérien, ENI ne compte pas payer. Elle argue que ce redressement fiscal lui avait été infligé en application d’un nouveau texte de loi avec un effet rétroactif.
Une optimisation aux allures de fraude fiscale
Le même rapport financier de la filiale concernée souligne que ce redressement fiscal se base sur le décret exécutif 15-182. Ce décret modifie et complète le décret exécutif n° 08-01 du 2 janvier 2008 fixant la liste des activités pouvant être consolidées. Cela inclut les modalités de mise en œuvre de la consolidation des résultats et l’application du taux réduit de l’impôt complémentaire sur le résultat (ICR).
Ce décret, qui se réfère à la «loi Khelil» (05-07) relative aux hydrocarbures, n’a pas abrogé la disposition selon laquelle les compagnies pétro-gazières peuvent agréger leurs comptes dans une situation d’ensemble. Il limite la possibilité de consolidation fiscale uniquement aux gisements en phase d’exploitation.
L’administration fiscale conteste les exonérations que la compagnie italienne s’était attribuées. Elle avait intégré les comptes de l’ensemble des gisements sur lesquels elle opère, bien que ce décret stipule la présentation des comptes gisement par gisement. C’est-à-dire, les charges ne peuvent être exonérées d’impôts pour l’ensemble des gisements mais seulement là où la compagnie avait effectué des investissements.
Les actifs algériens de la compagnie italienne sont détenus par trois sociétés domiciliées aux Pays-Bas, à savoir ENI Algeria Exploration BV, ENI Algeria Production BV et ENI Algeria Ltd Sarl. Aussi, par une société domiciliée au Royaume-Uni, ENI Oil Algeria Limited, et une société domiciliée au Delaware, First Calgary Petroleums LP.
Grâce à ce montage offshore basé sur des sociétés domiciliées aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et au Delaware, ENI optimise ses revenus.
L’Etat des Pays-Bas ne taxe pas les bénéfices qui entrent et sortent de son territoire. Cela permet d’extraire ces bénéfices hors des pays où ils ont été réalisés sans payer d’impôt sur les sociétés ou très peu. En l’espèce, il s’agit de transférer une partie des bénéfices réalisés par sa filiale qui opère en Algérie vers une autre filiale néerlandaise. C’est dans le but de les rapatrier dans la juridiction du siège social de la compagnie ou ailleurs vers un paradis fiscal.
En 2019, ENI Exploration Algeria a généré 520,27 millions USD de revenus et payé 239,66 millions USD d’impôts et taxes en Algérie. Cela représente un taux d’imposition effectif de 46%. Les bénéfices dégagés par ENI après impôts s’élèvent à 48,19 millions USD sur lesquels elle ne paie aucun impôt aux Pays-Bas.
En 2019, ENI Production Algeria a réalisé 124,19 millions USD et payé 44,31 millions USD en Algérie, soit un taux d’imposition effectif de 35%. Les bénéfices de cette filiale sont de l’ordre de 22,65 millions USD pour lesquels elle ne paie aucun impôt aux Pays-Bas.
En 2019, ENI Oil Algeria a vendu pour 694,19 millions USD, indiquant qu’elle aurait payé 371,19 millions d’impôts et taxes en Algérie, soit un taux effectif de 53%. Les bénéfices dégagés par cette filiale sont de 162,86 millions USD pour lesquels elle ne paie aucun impôt au Royaume-Uni.
Le taux d’imposition sur les sociétés au Royaume-Uni est de 19%. Toutefois, les impôts payés par ENI en Algérie génèrent un allègement suffisant de la double imposition qui l’exonère totalement de cet impôt britannique.
Mensonge
Les paiements indiqués dans le rapport 2019 sur les paiements aux gouvernements ne corroborent pas ceux affichés dans les bilans de ces trois filiales. Ces filiales détiennent l’essentiel des actifs de la compagnie ENI en Algérie.
Les montants des impôts déclarés auprès des autorités fiscales néerlandaises et britanniques comme étant payés en Algérie représentent plus que le double. Ils ont été ainsi déclarés afin de bénéficier des exonérations applicables dans ces deux juridictions. Pourtant, ce qui est mentionné dans le rapport sur les paiements aux gouvernements est bien moindre.
Rapport sur les paiements aux gouvernements ? Depuis 2013, les lois dans l’Union européenne, au Royaume-Uni, en Norvège, en Suisse et au Canada obligent les entreprises cotées en bourse des secteurs pétrolier et minier à divulguer les montants versés aux gouvernements. Cela se fait partout où elles opèrent, pays par pays, projet par projet. Une loi similaire a été votée aux États-Unis mais elle n’est toujours pas appliquée.
En tout cas, ces entreprises ont commencé à produire ces rapports détaillant leurs paiements aux gouvernements dès 2015. Ils permettent de faire des comparaisons.
Dans ce contexte, il convient de noter que la société ENI Algeria Ltd Sarl est constituée et existante sous les lois du Grand-Duché de Luxembourg. Elle possède 22,38% aux côtés de Sonatrach (67,33%) et INPEX Holdings (10,29%). Ces participations sont dans deux concessions à El Ouar dans le champ gazier de In Amenas, regroupées sous le nom « Block-212 ».
Il convient également de souligner que First Calgary Petroleums LP, désormais domiciliée au Delaware au nom de la société ENI Canada Holding Ltd, détient 75% d’intérêts dans un champ gazier à Menzel Ledjmet Est (MLE) aux côtés de Sonatrach.
Cette société canadienne acquise par ENI en 2009 possède une usine sur site. Elle permet de produire quotidiennement 9 millions de mètres cubes de gaz, 15 000 barils de pétrole et de condensat et 12 000 barils de gaz propane liquéfié (GPL).
Pour revenir à la procédure de redressement fiscal, le deuxième recours introduit par ENI auprès de la Direction générale des impôts a été rejeté en novembre 2019. Et, si sa filiale hollandaise, Eni Algeria Exploration BV, qui détient les actifs algériens objet du redressement fiscal, provisionne chaque année ce montant, elle est allée jusqu’au bout pour ne pas payer. En décembre 2019, ENI a saisi le tribunal administratif. La décision du tribunal n’a pas encore été prononcée.
Ce n’est pas la première fois que le fisc algérien se voit défier par ENI. Et, ce n’est pas la première fois que des contentieux sont engendrés par l’application des lois avec un effet rétroactif.
Le prélèvement de la taxe sur les profits exceptionnels (TPE) a fait perdre plusieurs milliards de dollars à Sonatrach, percepteur de cet impôt pour le compte de l’Etat. Cela l’a amené à gérer près d’une dizaine de procédures d’arbitrage international. ENI, qui a réclamé 4 milliards USD à la Sonatrach au titre de la TPE, a abandonné la procédure. Cela a été en contrepartie de la reconduction pour une durée de deux fois cinq ans du contrat de Rhourde Ouled Djemaa (ENI-BHP Billiton) et Sif Fatima Nord Est (ENI-BHP Billiton).