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Le policier politique

Si l’on admet qu’il existe des subversions pouvant menacer l’État, et qu’une police politique doive exister et avoir une fonction, alors bien d’autres phénomènes – plutôt que la traque des journalistes – devraient relever de sa mission : la corruption, ou encore le cas où le président de la République ou le chef de l’armée s’autoriseraient à interpréter les lois à leur guise pour bafouer des droits constitutionnels.


La charte pour la paix et la réconciliation nationale protège El Kadi Ihsane, tout comme la Constitution, qui garantit sa liberté d’expression. L’inculper au nom de cette charte est un non-sens absolu. Le devoir de la police politique est justement de veiller à ce que cette liberté soit protégée.

Cette charte, qui a décrété l’amnésie en contrepartie d’un renforcement des libertés publiques et individuelles, devait également faire évoluer la police politique. Institution dont tout le monde semble se méfier en lui attribuant toutes sortes de conspirations farfelues, elle devait être modernisée dans le sillage de cette charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Les dérives ont été nombreuses depuis l’indépendance du pays, notamment dans les années 1990, lorsque les islamistes du FIS dissous avaient pris les armes contre les adversaires de leur projet totalitaire. Mais, après l’adoption de ladite charte, l’accent devait être mis sur la protection des libertés fondamentales.

La mission de la police politique a été reformulée. Elle devait se concentrer sur la prévention des menaces contre la sécurité intérieure et y parer, c’est-à-dire contrecarrer les activités violentes visant à modifier le régime républicain en contraignant des organes politiques ou des autorités décisionnaires à empêcher le citoyen de jouir de ses libertés et de ses droits inscrits dans la Constitution.

Exercée par les services de renseignement, aidés par la police ordinaire et le ministère de la Communication – officiellement sous couvert de la lutte antisubversive –, la fonction de police politique est une tâche délicate, exigeant beaucoup de sagesse et un sens de la justice à toute épreuve. Il s’agit d’enquêter sur de vrais crimes et non sur les envolées politiques d’El Kadi Ihsane ou n’importe quel autre citoyen.

De ce point de vue, le policier politique n’a pas évolué. Belhimer, premier ministre de la Communication de l’ère Tebboune, estimait que la justice était laxiste en matière d’infractions à la liberté de la presse. C’est que personne n’avait montré auparavant autant de zèle dans ce domaine, frisant plusieurs fois le règlement de comptes.

La mission de la police politique consiste à défendre la République contre des complots réels ou supposés, émanant éventuellement des islamistes armés ou des séparatistes émergents : les premiers parce qu’ils sont par définition antirépublicains, les seconds parce qu’ils incitent à la désobéissance civile sous des formes multiples.

En ce sens, la police politique constitue la partie policière de la défense de l’unité du peuple algérien, unité fondée sur la Constitution, qui garantit la liberté d’expression. La Constitution est par conséquent la loi qui garantit la survie du peuple algérien et son unité. La tâche primordiale de la police politique est censée être la défense de la liberté des citoyens algériens de penser et de dire ce qu’ils veulent, même si cette police ne partage pas leurs idées ou le contenu de leurs propos.

En effet, la Constitution établit le droit imprescriptible d’exprimer une opinion, de penser et de croire. Ce droit est accordé à tous les citoyens, de l’islamiste radical au séparatiste, en passant par toutes les nuances intermédiaires. La liberté d’expression se dresse comme un rempart puissant de l’État de droit.

Certes, cette liberté ne signifie pas que tout soit permis, contrairement à ce que certains fondamentalistes de la liberté d’expression – notamment les racistes – tentent de faire valoir dans le débat pour justifier leur haine. Il est socialement admis que nul n’a le droit de diffamer ou de calomnier un concitoyen, ni d’inciter au crime ou à la haine raciale. Toutes les démocraties connaissent des limites, établies par des lois sur la liberté de la presse démocratiquement acceptées. C’est ce pour quoi se bat le journaliste El Kadi Ihsane.

En Algérie, la loi relative à l’information refuse d’évoluer vers une véritable loi sur la liberté de la presse, pourtant garantie par la Constitution. Le pouvoir politique continue d’imposer des restrictions à la liberté de la presse par le biais de cette loi relative à l’information ainsi que d’autres lois, comme le code pénal ou la loi sur la cybercriminalité.

En tout cas, ce qui est légal n’est pas forcément conforme au bon sens. L’esprit des lois signifie que nul n’a le droit de persécuter autrui. Le bon sens veut que le principe de liberté prime sur les poursuites en matière d’infractions à la liberté de la presse, qui ne devraient intervenir qu’en cas extrême.

Il est indéniable que les poursuites à l’encontre des journalistes ont été réduites au minimum entre l’adoption de la charte pour la paix et la réconciliation nationale et la chute du régime de son initiateur, le défunt président Abdelaziz Bouteflika.

Le régime en construction sur les décombres de Bouteflika conteste cette attitude de bon sens dictée par les impératifs politiques de la réconciliation nationale. Le ministère de Belhimer s’était ainsi donné pour engagement personnel d’entraver le libre exercice de la profession de journaliste, avant d’intenter un procès à El Kadi Ihsane. Et le parquet avait fini par le prendre au sérieux. Son représentant lors du procès est allé jusqu’à nier à El Kadi Ihsane sa qualité de journaliste afin de suggérer au tribunal une peine privative de liberté, épargnée aux journalistes depuis 2012.

Or, Si l’on admet qu’il existe des subversions pouvant menacer l’État, et qu’une police politique doive exister et avoir une fonction, alors bien d’autres phénomènes – plutôt que la traque des journalistes – devraient relever de sa mission : la corruption, ou encore le cas où le président de la République ou le chef de l’armée s’autoriseraient à interpréter les lois à leur guise pour bafouer des droits constitutionnels.

Après deux années de manifestations pacifiques, le Hirak avait posé le cadre d’une société civilisée. La plus grande menace contre cette société et le jeune État dont elle dispose demeure les atteintes à la liberté d’expression. Que la sagesse prime. El Kadi Ihsane n’est ni terroriste, ni islamiste radical, ni séparatiste. Il est journaliste, et le journalisme n’est pas un crime.