À Alger, en décembre, le centenaire de Frantz Fanon ne se contente pas de rappeler la trajectoire d’un intellectuel révolutionnaire. Il interroge notre capacité collective à transmettre, relire et mobiliser nos propres penseurs à un moment où les lignes de fracture mondiales s’approfondissent.
L’événement que Twala organise ne fige pas Fanon dans une mémoire statufiée. Il cherche à réactiver ce qu’il a laissé en suspens à savoir, une pensée de la désaliénation, nourrie d’une pratique clinique, d’action et de lucidité politique. Face à un monde traversé par les guerres asymétriques et la résurgence des logiques coloniales, Fanon demeure moins un héritage qu’un instrument stratégique pour comprendre les vulnérabilités du présent.
L’enjeu dépasse Fanon lui-même. Il touche à la nécessité de restaurer, dans l’espace public algérien et africain, un corpus intellectuel que des décennies de fragmentation politique, d’institutions fragiles et de dépendances culturelles ont relégué à la marge. Fanon, mais aussi Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mohammed Arkoun, Djillali Liabes, Ali El Kenz et d’autres encore sont autant de voix qui ont pensé la domination, la culture politique, la langue, la violence symbolique et les impasses de l’État postcolonial. Les relire aujourd’hui, c’est élaborer les conditions d’un regard autonome sur un monde qui ne l’est plus.
Par conséquent, ce colloque cherche à rouvrir cette perspective. Il s’inscrit dans une conviction simple, selon laquelle aucune souveraineté réelle ne peut se construire sans souveraineté intellectuelle. Fanon l’avait compris tôt. Pour lui, la décolonisation n’était pas un transfert administratif, mais une recomposition de la subjectivité. Elle exige un travail patient d’arrachement aux identités imposées, aux hiérarchies héritées et aux modèles importés. Il faut mesurer la portée de cette conviction dans le contexte actuel, où la domination passe moins par la contrainte directe que par la production d’imaginaires, de discours sécuritaires et de récits historiques hégémoniques.
Relire Kateb Yacine, c’est retrouver l’exigence d’une langue insurgée, capable de saboter l’ordre établi aussi efficacement qu’une action politique. Revenir à Feraoun, c’est comprendre comment la littérature peut cartographier les fractures sociales que l’histoire officielle s’emploie à dissimuler. Redécouvrir Arkoun, c’est renouer avec une pensée musulmane critique qui refuse la clôture dogmatique comme la condescendance orientaliste. Étudier Djillali Liabes et Ali El Kenz, c’est saisir comment les sciences sociales algériennes ont tenté de comprendre la formation de l’État, la recomposition des classes et les mécanismes de domination interne. Autant de travaux qui constituent des ressources stratégiques dans un monde où les sociétés du Sud se voient assignées à des récits qui ne sont pas les leurs.
Le centenaire Fanon rappelle qu’une tradition critique existe, solide et diverse, mais trop souvent invisibilisée. L’aliénation commence toujours par l’effacement de ses propres penseurs. Or, la désaliénation commence par la transmission de leur pensée. Pas une transmission muséale et dépolitisée, mais une transmission active, capable de nourrir les débats contemporains sur la violence, l’État, l’économie politique et les formes nouvelles d’impérialisme.
Le monde décrit par Fanon dans Les Damnés de la Terre n’a pas disparu. Il a simplement muté. Le génocide de Ghaza, les guerres d’usure au Sahel, l’effondrement du Soudan, l’occupation du Sahara occidental sont autant de terrains où persistent les logiques de domination. Penser ces crises sans Fanon revient à renoncer à des outils essentiels.
Bref, l’événement de Twala ne se veut pas une commémoration, mais une mise en tension. En réunissant cliniciens, chercheurs, écrivains et cinéastes, il restitue ce qui faisait la singularité de Fanon, une pensée en mouvement, indissociable de la pratique. L’objectif n’est pas d’embaumer mais d’envisager des formes nouvelles de solidarité, de souveraineté et de culture politique.
À l’heure où le monde semble glisser vers une nouvelle ère de brutalité — sécuritaire, économique, identitaire —, la désaliénation n’est pas un mot d’ordre moral. C’est une stratégie. Une manière de reconstruire des espaces d’autonomie intellectuelle, culturelle et politique. Et c’est précisément ce que permet la transmission d’un patrimoine critique comme celui légué par Fanon, Kateb, Feraoun et Arkoun, soit l’élaboration d’un horizon où penser par soi-même devient la première forme de résistance.