À New York, la diplomatie se joue souvent à huis clos. Ces jours-ci, c’est un texte sur le Sahara occidental, territoire classé non autonome par les Nations unies depuis 1963, qui circule de main en main entre les délégations du Conseil de sécurité. Ce conflit, né de la décolonisation espagnole inachevée de 1975, oppose depuis près d’un demi-siècle le Maroc — qui contrôle la majeure partie du territoire — au Front Polisario, représentant du peuple sahraoui et partisan de l’indépendance.
Un avant-projet de résolution émanant de la délégation américaine et promis au vote avant la fin du mois, prétend “relancer le processus de paix”. Mais sous cette formule banale se cache une ambition plus profonde : faire glisser la question sahraouie du champ du droit international vers celui du “marché diplomatique”, en redéfinissant la mission onusienne comme un simple instrument d’appui au plan d’autonomie marocain.
En saluant le rôle de Donald Trump comme “artisan de la paix” — mention explicite dans le préambule —, le texte reprend à son compte la reconnaissance américaine de 2020 de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental : un précédent que ni l’ONU ni la Cour internationale de justice n’ont jamais validé. Ainsi, le Sahara occidental devient le miroir d’un ordre international où le transactionnalisme remplace le droit, et où le réalisme a pris la place de la justice.
Pourtant, l’enjeu de cette résolution dépasse les manœuvres diplomatiques : il engage le dernier processus de décolonisation encore inscrit à l’agenda des Nations unies. Et malgré les pressions, l’avenir du Sahara occidental demeure d’abord entre les mains de son peuple, dont le droit à l’autodétermination, suspendu mais non abrogé, rappelle aux Nations unies la promesse inachevée de la décolonisation.
La diplomatie du trompe-l’œil
Derrière le vernis protocolaire, le brouillon américain opère un renversement discret mais décisif : en “rappelant ses résolutions antérieures”, il omet justement celles qui fondaient tout le processus. Celles de 1990 et 1991, qui chargeaient la MINURSO d’organiser un référendum d’autodétermination, disparaissent du texte — et avec elles, l’esprit du mandat onusien.
Sous couvert de continuité, Washington redéfinit le mandat de l’ONU. La mission chargée de garantir le droit d’un peuple devient un instrument d’appui au plan marocain. Ce déplacement n’est pas seulement juridique : il transforme la nature même du conflit. Ce qui relève d’un processus de décolonisation est désormais présenté comme un différend régional entre “parties concernées”, où le Maroc n’est plus puissance occupante et le peuple sahraoui plus sujet de droit.
Dans cette requalification, le Front Polisario cesse d’être reconnu comme le représentant légitime du peuple sahraoui — statut que lui conféraient les résolutions 34/37 (1979) et 35/19 (1980) de l’Assemblée générale — pour devenir un acteur politique parmi d’autres, placé sur le même plan que le Maroc, l’Algérie ou la Mauritanie. L’opération est subtile mais radicale : effacer la mémoire du référendum, vider le droit de son contenu et travestir la décolonisation en simple négociation régionale, habillée du langage de la “solution politique réaliste”.
Le texte prétend “réaffirmer le principe d’autodétermination”, mais il en vide le sens. Depuis la résolution 1514 (XV) de 1960 et l’avis consultatif de la Cour internationale de justice de 1975, le droit international reconnaît au peuple sahraoui la liberté de choisir entre indépendance, intégration ou association. Or, le projet américain supprime cette pluralité pour ne retenir qu’une seule option : l’“autonomie” sous souveraineté marocaine.
Le plan marocain de 2007, sur lequel s’appuie Washington, n’a pourtant rien d’un programme concret. C’est un document de trois pages, plus symbolique que juridique, sans véritable architecture institutionnelle. Rabat y promet une gestion locale, sans préciser ni les pouvoirs transférés ni les garanties de représentation. Depuis dix-huit ans, le Maroc n’a jamais détaillé ce qu’impliquerait cette autonomie, refusant même l’assistance technique proposée par plusieurs pays européens pour en définir les contours. L’idée d’autonomie tient donc davantage du slogan diplomatique que d’un projet.
C’est précisément ce vide que les États-Unis transforment en levier. Dans la logique du deal chère à Donald Trump, celle d’un accord rapide, transactionnel, sans profondeur, où le Sahara occidental devient le terrain d’un pragmatisme vide, une “solution” sans base populaire ni fondement juridique. Ce mélange de diplomatie expéditive et d’opportunisme électoral porte la marque du président américain : une politique étrangère conçue comme une succession de gestes spectaculaires et d’effets d’annonce.
Rien n’indique d’ailleurs que le Maroc y croie véritablement. Le pouvoir chérifien ne cherche pas à appliquer une autonomie qu’il n’a jamais définie ; il l’invoque comme instrument de légitimation, une manière de se présenter en acteur “raisonnable” face à un Polisario “intransigeant”. En réalité, la décision appartient toujours au peuple du Sahara occidental : aucune autonomie ne peut exister sans souveraineté consentie, ni sans la reconnaissance d’un sujet politique — le peuple sahraoui — capable de décider de son avenir.
Un Conseil de sécurité sous pression
La brouillon américain ne veut laisser guère de place à l’ambiguïté. En voulant proroger le mandat de la MINURSO seulement jusqu’au 31 janvier 2026 (3 mois), il rompt avec la pratique des renouvellements annuels, et demande au Secrétaire général de “recommander la transformation ou la fin de la mission” selon les “progrès réalisés”. Autrement dit, la survie de la mission devient conditionnelle à l’acceptation du plan marocain.
C’est un chantage institutionnel à peine voilé : soit les parties s’accordent sur la base du plan marocain, soit la mission onusienne disparaît. Le texte, en outre, “remercie” explicitement les États-Unis pour leur disposition à accueillir les négociations, déplaçant ainsi le centre du processus du cadre multilatéral de l’ONU vers un patronage bilatéral américain. Le Secrétaire général et son envoyé personnel, Staffan de Mistura, se retrouvent relégués au rang de figurants d’un scénario écrit ailleurs.
L’Europe, elle, s’aligne. L’Espagne, après son virage de 2022 en faveur du plan marocain, voit dans cette résolution la confirmation de la position du gouvernement Sánchez. Paris et Berlin adoptent le même langage, invoquant la stabilité régionale pour justifier leur appui implicite. Dans les faits, la prudence européenne valide l’agenda américain.
Face à cet alignement occidental, Moscou reste le principal contrepoids. Sergueï Lavrov, sans s’y opposer frontalement, rappelle la nécessité de respecter la Charte des Nations unies — un rappel à la légalité plus qu’une menace de veto. L’Algérie, membre non permanent du Conseil jusqu’à la fin de l’année, plaide pour le maintien du cadre référendaire, mais sait que son influence demeure limitée. Le 21 octobre, les ministres algérien et russe des Affaires étrangères ont échangé longuement sur la résolution, cherchant une position commune face à ce texte de rupture.
Si la Russie s’abstient, la résolution pourrait être adoptée dans une version édulcorée, ménageant à la fois “autonomie” et “autodétermination” — une solution de compromis, certes bancale, mais qui permettrait au Front Polisario de conserver un minimum de légitimité internationale. Si, en revanche, Moscou décidait d’y opposer son veto, ce serait un geste politique fort, aligné sur les positions de l’Algérie, de l’Afrique du Sud et de l’Union africaine, rappelant que les règles du jeu diplomatique ne se réécrivent pas à Washington.
L’ONU spectatrice de son effacement
Depuis 1991, la MINURSO symbolisait la promesse fragile d’un règlement juste. Elle devait être l’œil du droit dans un territoire sans statut définitif. Aujourd’hui, elle se trouve menacée de disparition.La mission, privée dès l’origine de tout mandat de surveillance des droits humains, n’a jamais pleinement rempli son rôle. Mais elle incarnait encore une présence minimale de la communauté internationale, un témoin discret dans un espace confisqué. Sa disparition ne provoquerait pas un effondrement immédiat, mais un basculement silencieux, celui d’un territoire livré au huis clos et à l’opacité totale.
L’ONU, sommée de produire des résultats, se retrouve sans levier. Le territoire serait livré à une opacité totale, et le cessez-le-feu de 1991 — déjà rompu depuis Guerguerat en 2020 — pourrait s’effriter davantage, sans observateurs pour en constater les violations. Ce conflit armé de basse intensité, mené jusqu’ici dans l’ombre, pourrait alors se muer en conflit majeur, entraînant le Maghreb dans une spirale de confrontation ouverte. Une reprise armée, dans un espace déjà fragilisé par les crises sahélienne et libyenne, aurait des répercussions bien au-delà du continent.
Un retour involontaire sur la scène internationale
Pourtant, cette tentative de clôture produit un effet inattendu : elle remet le Sahara occidental au centre de la scène mondiale. Après des années d’oubli, le conflit réapparaît au Conseil de sécurité, forçant les acteurs à se positionner. En voulant le refermer, Washington le réveille. Et ce réveil, aussi paradoxal soit-il, peut devenir une opportunité politique pour le mouvement sahraoui.
Cinq ans après la reprise des hostilités, le Front Polisario affirme mener une “guerre de libération prolongée”, mais ce conflit de basse intensité, mené loin des caméras, a produit peu de résultat tangible pour le droit du peuple sahraoui.
Dans ce contexte d’enlisement, le projet américain crée une brèche politique : il redonne de la visibilité à la cause sahraouie, permettant au Polisario de réaffirmer sa légitimité et de rappeler les fondements juridiques du conflit. C’est dans cette ouverture fragile que se joue désormais la bataille, entre l’effacement politique et la réaffirmation d’un droit.
Des exemples récents sur le continent montre que de telles situations ne sont pas figées. L’expérience politique de l’Érythrée en fournit un précédent éclairant. En 1952, les Nations unies avaient institué une autonomie fédérale de l’Érythrée au sein de l’Éthiopie, censée garantir une coexistence pacifique sous supervision internationale. Dix ans plus tard, Addis-Abeba abolissait unilatéralement cette autonomie et annexait le territoire, provoquant une guerre de libération de trente ans. En 1993, à l’issue d’un référendum organisé sous l’égide de l’ONU, l’Érythrée accédait à l’indépendance. Ce parcours rappelle que les formules d’autonomie imposées par la contrainte ou le calcul diplomatique ne ferment jamais l’histoire : un peuple qui refuse la tutelle trouve, tôt ou tard, le chemin de son autodétermination.
L’enjeu est donc de transformer le sursis en relance, de faire de cette menace de disparition une chance de réactivation. Si le mouvement sahraoui y parvient, il pourra non seulement réinscrire sa cause dans la temporalité internationale, mais aussi réaffirmer la centralité d’un principe : aucune paix ne vaut sans le consentement des peuples.
Pour le Front Polisario, la proposition américaine n’est qu’une énième manœuvre pour enterrer la décolonisation sous un vocabulaire d’efficacité. “Le destin du peuple sahraoui n’est pas entre les mains des États-Unis ni de la France, mais entre les siennes”, a rappelé Sidi Mohamed Omar, représentant du mouvement à l’ONU. Il y voit la continuité d’un soutien américain et occidental à l’occupation, d’Henry Kissinger, qui avait murmuré à Hassan la colonisation par la marche verte, jusqu’à la reconnaissance de Donald Trump.