Quel que soit le résultat du vote au Conseil de sécurité sur le projet de résolution américain concernant le Sahara occidental, l’essentiel est déjà joué. Car ce texte, qu’il soit adopté ou rejeté, aura révélé une mécanique plus profonde à savoir la manière dont un fait accompli colonial a été banalisé, légitimé, puis presque entériné dans un système international censé avoir tourné la page de l’impérialisme. Derrière cette réussite apparente du Maroc se cache une autre main, celle d’une France nostalgique, qui, incapable d’assumer son déclin africain, agite Rabat comme un substitut d’empire, un acteur docile chargé de défendre, à sa place, les restes d’une influence perdue.
L’histoire du Sahara occidental n’est pas seulement celle d’une occupation. C’est celle d’une continuité. Depuis l’époque coloniale, le Maroc « indépendant » reste, dans une large mesure, un produit de l’ingénierie géopolitique française. Héritier d’une monarchie protégée par Paris, Rabat a su convertir cette dépendance en stratégie qui consiste à servir les intérêts français tout en se drapant dans un discours souverainiste. Le paradoxe n’échappe à personne : la dernière colonie d’Afrique n’est pas le Sahara occidental, mais le Maroc lui-même – ce pays qui, sous couvert de défendre son intégrité territoriale, prolonge en réalité la politique d’influence d’une France en déshérence.
La manœuvre française est habile. Alors que son empire recule, Paris délègue à Rabat la mission de contenir l’Algérie, d’occuper le Sahel symboliquement et de réintroduire l’idée même de domination sous couvert de modernité. Ce colonialisme de substitution, où l’ancienne puissance coloniale se cache derrière un État vassal, permet à la France de se dire encore centrale sans jamais se salir les mains.
Le récit marocain ou l’art de l’illusion
Sur le plan narratif, Rabat joue la partition à la perfection. Avec le soutien discret des réseaux diplomatiques français, le royaume a réussi à travestir un conflit de décolonisation en question de « régionalisation avancée ». L’occupation est devenue « stabilité », la colonisation s’appelle désormais « autonomie », et les Sahraouis sont effacés au profit de « populations locales ». Le lexique de l’ONU lui-même s’est imprégné de ces euphémismes. Derrière les mots, c’est une vision du monde qui s’impose, celle où le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devient un détail gênant face à la « réalité du terrain ».
Cette inversion du sens n’aurait jamais pris racine sans un contexte mondial propice où le retour en force des idéologies néocoloniales dans les droites extrêmes occidentales. Dans cette nouvelle ère de nostalgie impériale, le Maroc devient la vitrine idéale. Il est cet État autoritaire présenté comme rempart contre le chaos, une monarchie médiévale parée des atours de la modernité et un client docile pour les stratèges fatigués de Paris et de Washington.
Le projet de résolution porté par les États-Unis – et largement inspiré par les cercles franco-marocains – traduit cette dérive. Il vise à substituer à la logique de décolonisation une logique de « règlement politique », érigeant l’initiative marocaine de 2007 en solution unique et définitive. Derrière la technicité diplomatique, l’intention est on ne peut plus claire. Il s’agit d’effacer le principe d’autodétermination pour le remplacer par une fiction d’autonomie sous souveraineté marocaine. Le droit international devenait modulable et la colonisation négociable.
Même si le Conseil de sécurité venait à éviter de justesse cette capitulation juridique, la bataille des idées, elle, semble déjà perdue. Rabat, sous parrainage français, a imposé son langage au monde. Le conflit n’est plus une question de droit, mais de perception. Et dans ce glissement sémantique, c’est tout l’héritage de la décolonisation qui vacille.
La France derrière le rideau
La France ne s’en cache d’ailleurs plus. Son appareil diplomatique, affaibli par la succession d’échecs au Sahel, s’est rabattu sur le Maghreb comme sur un terrain symbolique de revanche. En soutenant le Maroc, Paris espère se donner l’illusion d’une continuité de puissance. Rabat, de son côté, trouve dans cette tutelle l’assurance d’une impunité. L’un prête son prestige défunt, l’autre sa docilité utile. Ensemble, ils composent une mise en scène où la colonisation se rejoue sous d’autres formes. Elle est moins brutale, mais tout aussi cynique.
Ce théâtre impérial a pourtant un coût. En réduisant l’Afrique du Nord à un duel de marionnettes – le Maroc manipulé, l’Algérie diabolisée –, Paris compromet la stabilité régionale qu’il prétend défendre. Car l’Algérie, loin d’être un acteur périphérique, demeure la seule puissance maghrébine dotée d’une profondeur stratégique réelle, d’une souveraineté authentique et d’un projet continental cohérent.
Pendant que Rabat imposait son récit, Alger s’est souvent réfugiée dans une posture morale de gardien du droit et de défenseur des causes justes. Si cette fidélité au principe d’autodétermination honore son histoire, elle a aussi limité sa capacité d’influence. Dans le nouvel ordre mondial, le moralisme ne suffit plus ; il faut des stratégies. L’Algérie doit désormais assumer pleinement son rôle de puissance stabilisatrice, non par nostalgie du tiers-mondisme, mais par lucidité géopolitique.
Cela implique de sortir du face-à-face stérile avec Rabat, de bâtir une diplomatie d’action, d’investir les récits comme le Maroc l’a fait, mais au service d’une vérité historique. Le Maghreb n’a pas besoin d’une guerre d’ego, il a besoin d’un projet régional fondé sur la souveraineté partagée et la justice. L’Algérie a les moyens diplomatiques, économiques et moraux de reprendre l’initiative. Mais encore faut-il qu’elle cesse de confondre prudence et inertie.
Le retour du colonialisme par le langage
Le cas du Sahara occidental illustre une dérive globale. C’est le retour du colonialisme par les mots. En transformant les territoires occupés en « provinces », en travestissant les peuples en « populations », en rebaptisant la domination « autonomie », on réinvente l’empire sans jamais le nommer. Ce processus, que le Maroc applique à la lettre, n’est pas une innovation mais la continuation d’un vieux projet français. Et c’est précisément ce qui le rend dangereux.
Car si la communauté internationale venait à entériner ce glissement, c’est l’ensemble du système post-1945 qui s’effondrerait. Le droit des peuples deviendrait une variable d’ajustement. La Palestine, la Papouasie, la Nouvelle-Calédonie ou les Comores deviendraient à leur tour des anomalies « à corriger ». Le monde entrerait dans une ère où le réalisme politique efface la mémoire des peuples.
Le Maroc se prépare déjà à célébrer une victoire narrative – celle d’un pays qui agit par procuration, au service d’une puissance étrangère nostalgique de son empire. La France peut bien s’y rassurer ; elle n’en reste pas moins isolée sur un continent qui ne croit plus à son message. Le véritable enjeu n’est donc pas le Sahara occidental, mais l’avenir du Maghreb.
Il revient désormais à l’Algérie de rompre le silence stratégique, d’assumer sa stature de puissance régionale, et de redonner au droit une voix politique. Non plus en prêchant la morale, mais en construisant l’équilibre. Dans un monde où la France recycle ses illusions impériales et où le Maroc s’y prête avec complaisance, l’Algérie doit redevenir ce qu’elle fut, un pôle de souveraineté et d’émancipation. Le temps des fables coloniales touche à sa fin ; celui des nations libres, s’il veut revenir, doit d’abord s’écrire.