Francesca Albanese ne mâche pas ses mots lorsqu’elle décrit les crimes commis par Israël en Palestine. L’avocate italienne et rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés est profondément engagée en faveur du droit à la vérité et du droit des Palestiniens.
Francesca Albanese a été nommée au poste de rapporteuse spéciale cinq mois avant le 7 octobre : elle ne s’imaginait pas se retrouver à documenter le drame du génocide à Ghaza. Elle pensait être là pour dire la « vérité d’abord », célèbre phrase qui a inspiré son livre J’accuse, publié en novembre 2023.
Grâce au travail inestimable et bénévole de l’avocate italienne, qui a donné lieu à des rapports internationaux détaillés sur les violations des droits humains en Palestine, il a été possible d’enrichir la documentation sur les conditions d’apartheid et la colonisation de peuplement dans les territoires occupés. Sa présence dans les médias a permis de sortir la question palestinienne du silence international et de l’ouvrir à l’attention du grand public.
Mais Francesca Albanese n’est pas une légaliste classique; elle offre au monde une critique décoloniale de la situation en Palestine, des limites du système international et des doubles standards dans l’application du droit humanitaire international. « Le droit international est valable s’il y a volonté des États de le faire respecter », rappelle-t-elle souvent, et tant que les États n’ont pas fait leur part, c’est aux peuples de faire la leur au nom du droit à l’autodétermination.
- Comment enquêtez-vous sur les violations des droits humains en Palestine ?
Mon mandat consiste à rapporter et à documenter les violations des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, à savoir la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et la bande de Gaza. J’enquête sur les violations qui s’y produisent soit par observation indirecte, soit par la réception de plaintes individuelles et collectives, y compris de la part d’organisations établies de défense des droits de l’homme, tant palestiniennes qu’israéliennes. En tant que Rapporteuse spéciale, je n’ai jamais pu entrer dans les territoires palestiniens occupés.
Ce que j’ai fait différemment par rapport à mes prédécesseurs (les anciens rapporteurs spéciaux NDLR), c’est d’établir un contact ouvert avec les médias pour commenter les développements dans les territoires occupés, pas seulement à travers la publication des rapports présentés devant les instances onusiennes. Je tente de diffuser mes rapports au-delà du cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies et du Conseil des droits de l’homme. J’ai également engagé un certain nombre de débats publics dans des capitales occidentales et arabes… Je dirais que ce qui caractérise la situation en Palestine durant mon mandat, c’est la violence : son ampleur et son étendue sont sans précédent. Cela rend impossible la documentation exhaustive des violations des droits humains.
- Dans votre rapport « Anatomie d’un génocide », vous déconstruisez les éléments du génocide en qualifiant certaines pratiques israéliennes de « camouflage humanitaire ». Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce concept et sur votre rapport ?
Oui, effectivement, c’est un élément au cœur de ce travail de documentation. Par camouflage humanitaire, je nomme une pratique profondément enracinée et pratiquée par les autorités israéliennes : celle de violer le droit humanitaire international en justifiant ses violations sous le prétexte de le respecter.
Par exemple, Israël a longtemps qualifié les territoires palestiniens occupés de territoires « contestés » : une dénomination reconnue comme étant fausse et illégale par la Cour internationale de Justice. En qualifiant des territoires palestiniens de « contestés » ou « disputés », et en appelant les Palestiniens « terroristes » et en les présentant comme une menace pour la sécurité, Israël tente de priver les Palestiniens de la protection accordée par le droit humanitaire international à des personnes vivant sous occupation.
« L’antisémitisme n’a pas été éradiqué, mais son association à l’antisionisme le banalise, et c’est très dangereux. »
Francesca Albanese
Sur le plan du droit humanitaire international, ils (les Palestiniens) sont protégés du « devoir d’allégeance » envers la puissance occupante, et ils ont le droit de résister à toute forme d’oppression qui empêche la réalisation de leur droit à l’autodétermination. Le camouflage humanitaire sert à nier tout cela. Israël mène cette politique depuis des années, mais l’usage du camouflage humanitaire s’est fortement accentué depuis le 7 octobre.
Les autorités israéliennes ont utilisé toute sorte de termes comme « zones de sécurité », « ordres d’évacuation » pour faire miroiter l’idée qu’Israël respecte le droit humanitaire international. Or, les ordres d’évacuation ne respectent pas les critères de base de protection des populations civiles et de ce fait, ne répondent pas à la légalité internationale. Pire, les zones dites de sécurité sont transformées en « zones de mort » parce qu’Israël bombarde délibérément les civils qui s’y trouvent. Mon rapport démontre que rien de ce que dicte le droit humanitaire international n’est appliqué à Gaza.
- Une question personnelle que j’aimerais vraiment vous poser : vous avez été violemment accusée d’antisémitisme, mais vous avez à chaque fois réfuté ces accusations en déclarant que l’instrumentalisation de l’antisémitisme est dangereuse. Comment interprétez-vous le glissement de l’antisionisme à l’antisémitisme ?
C’est absurde. Je pense que ce glissement vise à détourner l’attention des graves abus commis par Israël contre les Palestiniens. L’antisémitisme est révoltant, comme toute forme de discrimination d’ailleurs… telle que l’islamophobie et le racisme anti-palestinien. La critique des politiques d’Israël en raison de ses violations du droit international, qui sont bien documentées, ne peut pas être sérieusement considérée comme une attaque contre le peuple juif. Au contraire, c’est dangereux de prétendre que le peuple juif doit être automatiquement associé à tout ce que fait Israël.
Je pense qu’il s’agit d’une tentative de détourner l’attention de là où elle doit être, c’est-à-dire de la responsabilité d’un État vis-à-vis du droit international. Je pense aussi que de telles accusations banalisent la mémoire de l’Holocauste et ce que l’antisémitisme a signifié et continue de représenter. L’antisémitisme n’a pas été éradiqué, mais son association à l’antisionisme le banalise, et c’est très dangereux.
- Hannah Arendt avait écrit dans son compte rendu du procès d’Adolf Eichmann (1961) que « le génocide est une réelle possibilité pour l’avenir… et qu’aucun peuple dans le monde ne pourrait raisonnablement être certain d’y survivre ». Elle avait espoir que le principe de crimes contre l’humanité soit reconnu comme tel et que la tragédie de l’Holocauste ne se reproduise pas. D’après vous, qu’est-ce qui conduit la société israélienne à « accepter » le génocide des Palestiniens ? Est-ce une société déshumanisée par la propagande du mal radical ?
C’est un peu en dehors de mon champ de compétences, mais ce qui m’intéresse dans ce que vous dites, c’est le fait qu’une société entière – israélienne en l’occurrence – appelle à plus de violence génocidaire. Ainsi, le génocide se déroule devant une société qui a perdu sa boussole morale. Comme le disent beaucoup d’Israéliens, cette société devrait se regarder dans le miroir et voir ce qu’elle est devenue…
- Justement, l’historien israélien Raz Segal avait déclaré dès les premiers moments du génocide à Gaza que le monde faisait face à un cas d’école de génocide. Pour qu’un génocide soit reconnu comme tel, l’intention de le commettre doit être prouvée, ce qui est l’aspect le plus difficile en droit international. Pourtant, de nombreuses déclarations de politiciens et militaires israéliens ont qualifié les Palestiniens d’« animaux » ou de « terroristes » à anéantir. Ces derniers ont également appelé à des actes criminels contre les Palestiniens de manière systématique et structurelle. Comment expliquez-vous cette difficulté ?
La Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide dit que le génocide consiste en des actes commis dans l’intention de détruire un groupe national, religieux, ethnique ou racial, en tout ou en partie, en tant que tel. Donc, il y a la cible du groupe en tant que tel, ce qui est déjà assez évident dans le cas de la Palestine.
Dans son discours et sa vision d’étendre son espace territorial pour réaliser le Grand Israël sans Palestiniens, Israël a toujours représenté les Palestiniens comme une « menace » pour sa sécurité. Le Grand Israël doit être l’État des Juifs, et il n’y a pas de place pour les autres. C’est même écrit dans les lois israéliennes que l’autodétermination en Israël est uniquement pour la nation juive. C’est pourquoi Segal a dit que c’est (le génocide) un cas d’école, car la destruction du peuple palestinien en tant que tel, en tout ou en partie, a toujours été dans les veines du projet de création de l’État d’Israël.
« Vos lecteurs doivent savoir que le génocide est le crime le plus grave dans la jurisprudence internationale. C’est une destruction physique ou biologique qui se prépare de différentes manières et depuis longtemps en Palestine, une sorte de génocide long…»
Francesca Albanese
Vos lecteurs doivent savoir que le génocide est le crime le plus grave dans la jurisprudence internationale. C’est une destruction physique ou biologique qui se prépare de différentes manières et depuis longtemps en Palestine, une sorte de génocide long…Mais depuis le 7 octobre, cela se produit devant nos yeux sur nos écrans. La tragédie de Gaza a atteint un seuil inégalé à travers des actes de meurtre, l’infliction de graves dommages physiques et mentaux (détention arbitraire et torture) et la création de conditions de vie qui entraîneraient la destruction du groupe en tout ou en partie. Voilà en quoi c’est un génocide.
- Depuis octobre 2023, la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute instance juridique au monde, a émis trois avis historiques sur la Palestine sans que cela ne change la donne pour l’instant. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Il y a eu trois séries de mesures provisoires adoptées par la Cour internationale de justice, reconnaissant notamment la plausibilité que des actes de génocide ont été commis. Pour moi, les trois avis confirment qu’il est fondamental de protéger les droits des Palestiniens. Mais pour l’instant, toutes ces mesures ont été violées, ignorées par Israël, mais aussi par la communauté internationale, car celle-ci a aussi la responsabilité de prévenir le génocide.
Dès que la CIJ a donné l’avis (risque de génocide NDLR), tout le monde aurait dû essayer de faire tout ce qu’il pouvait pour arrêter l’assaut israélien. C’est le contraire qui s’est produit. Les armes ont continué à affluer vers Israël, qui bénéficie d’une aide politique et financière conséquente et de l’aide de services de sécurité ou militaires qui expérimentent des techniques sur les Palestiniens. Donc, cela a pu continuer malgré les interdictions claires du cadre juridique international.
Quelles sont les implications de cela? Le système juridique international risque d’être complètement compromis parce qu’il s’est révélé inopérant même lorsque Israël a intensifié sa violence contre les Palestiniens au point de commettre un génocide…
- Le génocide en Palestine affaiblit aussi la structure du système international et de l’ONU…
Oui, totalement. Le Conseil de sécurité a échoué à condamner le recours abusif à la force par Israël après le 7 octobre… Regardez ce qui se passe maintenant ? Israël attaque d’autres pays du Proche-Orient comme l’Irak, la Syrie, le Liban ou l’Iran en totale violation de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Ce n’est pas du tout de la légitime défense et pourtant Israël se sent autorisé à continuer…
- La tragédie du peuple palestinien n’a pas commencé le 7 octobre. Le moment actuel s’inscrit dans une longue histoire de colonisation et d’apartheid. Ressentez-vous quand même une prise de conscience au sein de la « communauté internationale » depuis 2023 ?
Oui, il y a une prise de conscience, car la question de la Palestine était en quelque sorte « morte » ou « sous anesthésie » dans l’esprit de beaucoup de gens. J’ai rencontré tant de personnes depuis le début de mon mandat qui me disent : « Oh je ne savais même pas quelle était la situation en Palestine avant ».
Le génocide des Palestiniens met la communauté internationale face à ses doubles standards.
FRANCESCA ALBANESE
Ainsi, on peut dire qu’Israël avait d’une certaine façon réussi à effacer la question palestinienne des priorités de la communauté internationale. Quant aux institutions internationales et onusiennes, elles ont toujours su le drame. Ce qu’elles ne veulent pas admettre, c’est leur part de responsabilité. Le génocide des Palestiniens met la communauté internationale face à ses doubles standards.
- Avant le 7 octobre, le front de la normalisation avec Israël au sein du monde arabe s’est renforcé (Émirats arabes unis, Maroc, Soudan), mais beaucoup de ces régimes se trouvent dans une position inconfortable vis-à-vis de la situation à Ghaza et en Palestine. Quel est votre regard sur l’attitude des pays arabes ?
Le Proche-Orient d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était il y a trente ou quarante ans. Plusieurs pays qui étaient contre les politiques coloniales d’Israël ont été mis à genoux : l’Irak, la Syrie, la Libye, le Yémen. Il y a des incertitudes géopolitiques et des difficultés internes qui empêchent la région d’être un acteur autonome et puissant. Il y a également une dépendance vis-à-vis des États-Unis qui est au cœur de ces dynamiques. Le front de la normalisation a vraiment fait le choix de laisser Israël agir en toute impunité. Ils (les régimes NDLR) sont dans une position inconfortable face au génocide et aux manifestations qui se déroulent dans certains pays.
Je pense qu’il faut toujours garder en tête la distinction entre les dirigeants arabes et les peuples arabes. Partout où je voyage, je vois qu’il y a un immense soutien pour la question palestinienne au Maghreb dans le monde arabe – à quelques exceptions près au Golfe. La conscience politique des populations est élevée, mais combien de temps cela va-t-il prendre pour que cette conscience se transforme en action ?
- Des pays européens comme l’Espagne, la Norvège, l’Irlande et la Slovénie ont récemment reconnu l’État de Palestine. Est-ce le début d’un basculement européen sur la Palestine ?
Non, je ne le crois pas. Ces reconnaissances sont symboliquement importantes, mais elles ne semblent pas créer de véritable changement jusqu’à présent ou tout simplement arrêter la tragédie en cours. L’Europe est complètement paralysée ou aveugle à ce qui se passe en Palestine…
- Considérez-vous la question palestinienne comme un sujet européen comme le disent des députés européens comme Rima Hassan ou Isabel Serra ? Des organisations et des députés réclament même la suspension de l’accord d’association Union européenne – Israël au vu des violations des droits humains en Palestine…
Je pense effectivement que la Palestine est un problème européen. D’abord, c’est une tragédie géographiquement très proche de nous (Européens NDLR). De nombreux pays européens protègent Israël, donc c’est un problème européen. C’est surtout une question non résolue de (dé) colonisation… Et le troisième élément – que vous invoquez dans la question- est important : l’Union européenne est le premier partenaire commercial d’Israël.
L’Accord d’association fait référence au respect des droits humains. Mais les engagements pris par l’Europe ne se reflètent pas dans sa réponse politique envers Israël. Aussi, il est important de rappeler que les décisions prises par la Cour internationale de justice (CIJ) peuvent appuyer la remise en question des fondements même de l’Accord d’association.
- Que pensez-vous du BDS (Boycott désinvestissement et sanctions) en tant qu’arme pacifique de mobilisation ? A-t-il connu un regain de popularité depuis le 7 octobre ?
Je ne l’appellerais pas arme, mais plutôt outil de pression. Indépendamment de mes opinions sur le BDS, je l’ai toujours, en tant que rapporteuse spéciale, défendu au nom de la liberté d’expression, de la liberté d’association et de l’application du droit international. Je ne serai pas prête à dire que le BDS ait connu une « résurgence » après le 7 octobre, malgré certains succès. Le BDS continue d’être attaqué et même criminalisé dans certains pays – ce qui est très grave en soi- et rend son utilisation très compliquée dans certains cas de figure.
- De nombreux observateurs estiment que la solution des deux États (israélien et palestinien) est désormais obsolète. Avez-vous un avis sur ce sujet ?
Ce qui me préoccupe en tant que rapporteuse spéciale, c’est l’application du droit international qui ne protège pas le droit des États à exister, mais le droit des peuples à exister. Donc, la vraie question ici est celle de l’autodétermination des peuples. De l’autodétermination des Palestiniens. Depuis des décennies, il y a eu un consensus international sur le fait que la question de l’autodétermination des Palestiniens devrait être résolue par une partition de la Palestine par le plan de partage de 1947 ; un plan qui allait contre la volonté de la majorité des Arabes palestiniens. Ce plan a été accepté par l’OLP en 1988, mais comme vous le savez, il n’a pas été respecté et s’est même révélé être une imposture…Le plan de partage de 1947 ne peut pas continuer à jouer le rôle de mantra de la communauté internationale.
Aujourd’hui, la possibilité pour les Palestiniens d’avoir la souveraineté territoriale sur ce qui reste de la Palestine a disparu à cause des colonies. Je pense qu’un délai doit être fixé pour agir : soit Israël gèle toutes les colonies, démantèle ce qui a été érigé et se retire des territoires occupés, soit on accorde des droits égaux à tous ceux qui sont dans ce territoire et on s’assure que les Palestiniens décident par eux-mêmes, parce que c’est cela le droit à l’autodétermination.
« Le génocide se déroule devant une société qui a perdu sa boussole morale. Comme le disent beaucoup d’Israéliens, cette société devrait se regarder dans le miroir et voir ce qu’elle est devenue…»
Francesca Albanese au sujet de la société israélienne
- Les mouvements estudiantins aux États-Unis, en Europe et ailleurs dans le Sud global ont pleinement investi la cause palestinienne au nom de la solidarité internationale. Est-ce un signe d’espoir ?
J’ai toujours dit que la solidarité équivaut étymologiquement à l’unité. C’est ce qui nous permet de nous reconnaître en tant qu’êtres humains en faisant partie d’une seule chose, d’une seule cause. Se solidariser avec les Palestiniens ne peut être compris autrement que comme un verbe actif signifiant s’engager, s’impliquer, c’est-à-dire faire tout ce qui est en notre pouvoir pour aider les Palestiniens à vivre libres, sous la justice, comme tout peuple devrait pouvoir le faire, et sans discrimination vis-à-vis des Israéliens. Se solidariser ne peut se faire qu’en militant pour la fin de l’apartheid.