« Celui qui veut combattre la corruption devrait avoir les mains propres ! ». Elle aurait été dite trente ans auparavant par feu Mostefa Benloucif, cette déclaration en 2018 d’Abdelghani Hamel, aujourd’hui en prison pour enrichissement illicite, n’aurait pas perdu de sa teneur.
La déclaration, qui a valu au général-major Hamel son limogeage immédiat avant sa traduction devant la justice, résume le mode de régénération du système qui sélectionne cycliquement des branches et en sacrifie d’autres.
Le général-major Benloucif, ancien chef d’état-major de l’Armée nationale et populaire (ANP), est démobilisé en 1986. Auditionné en 1988 par un Conseil d’enquête composé de cinq généraux –El Hachemi Hadjres (président) et Mohamed Betchine (rapporteur) ainsi que Khaled Nezzar, Hocine Benmaalem et Mohamed Attailia (membres)–, il est condamné, quatre ans plus tard, à 15 ans de prison pour détournement de fonds. Libéré après quatre ans de détention, en 1996 par le président Liamine Zeroual, il est décédé en janvier 2010.
Or, dans le listing de Crédit suisse obtenu par Süddeutsche Zeitung (SZ) et partagé avec The Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et 46 autres médias dont Twala, l’on compte les noms de deux généraux ayant siégé dans ledit Conseil d’enquête à savoir, Khaled Nezzar et Hocine Benmalem ainsi que le fils d’un troisième, Mohamed Attailia.
Reconvertis dans les affaires après leur démobilisation, seuls ou par le biais de leurs enfants, ils auront au moins piétiné les règlements relatifs au contrôle des changes qui interdisent aux résidents fiscaux algériens de se constituer des avoirs monétaires à l’étranger à partir de leurs activités en Algérie.
Khaled Nezzar
Khaled Nezzar a ouvert son compte en février 2004. Il était provisionné de deux millions francs suisses au 30 juin 2005. L’ancien ministre de la défense nationale (1990-1993) qui fut chef de la 3e région militaire (sud-ouest), commandant des forces terrestres et chef d’état-major de l’ANP, est un client à haut risque pour la banque.
Suite à une dénonciation pénale déposée par l’ONG Trial en octobre 2011, le ministère public de la confédération examinait alors sa responsabilité dans les évènements ayant ensanglanté l’Algérie dans les années 1990. Nezzar se trouvait au cœur de la procédure judiciaire ouverte en suisse pour « complicité de crimes de guerre ».
Or, son compte a été clôturé au mois d’août 2013. La clôture de compte est-elle intervenue à l’initiative de Khaled Nezzar ou bien Crédit suisse voulait-elle se débarrasser d’un client encombrant ?
Dans sa réponse, Crédit suisse dit qu’il ne fait pas de commentaires au sujet de ses clients : « Comme toutes les banques, le Crédit Suisse a un strict devoir de confidentialité et de diligence envers ses clients, et nous ne sommes pas en mesure de commenter les allégations qui nous sont faites concernant toute personne, qu’elle soit cliente ou non. Bien qu’une réfutation publique détaillée de ces accusations ne soit pas possible, nous pouvons confirmer qu’elles ont été correctement enregistrées et, le cas échéant, examinées ».
Nezzar, lui, a répondu par le biais de ses avocats Marc Bonnant, Magali Buser et Caroline Schumacher : « Les revenus de notre client proviennent exclusivement d’activités légitimes et légales et, par définition, sans rapport avec un quelconque crime supposé, ce que, comme vous le notez à juste titre, notre client nie fermement avoir commis ».
En tout cas, Nezzar s’est déjà expliqué sur ses affaires dans une interview accordée à la télévision Ennahar TV en 2016 : « Quand j’ai quitté l’armée, j’avais 54 ans. Je me suis rendu compte que je n’ai pas travaillé pour mes enfants. J’ai créé une entreprise. Je n’ai pas volé l’Etat. J’emploie 160 ingénieurs et techniciens et je paie des impôts ».
Quant à l’affaire pénale qui le concerne, et après plusieurs rebondissements, elle est relancée au début de ce mois de février 2022 par son audition finale qui ouvre la voie à un procès devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) suisse.
Retrait de la licence de SLC
L’entreprise des Nezzar, Smart Link Communication (SLC), est active dans le domaine des télécommunications et fournit des accès Internet. Créée en 2001, elle est dirigée par son fils Lotfi. Son chiffre d’affaires en 2018 –avant qu’elle soit déstabilisée par les poursuites judiciaires engagées en Algérie à l’encontre de Khaled Nezzar et son fils Lotfi –, a atteint près de 3 milliards DZD (environ 20 millions USD).
En juillet 2019, le lien qui fournit à l’entreprise l’Internet qu’elle revend à ses clients est coupé. L’autorisation de fourniture de services de transfert de la voix sur protocole internet (VoIP) attribuée à la société SLC et la licence d’établissement et d’exploitation du réseau V.SAT attribuée à sa filiale Divona Algérie n’ont pas été renouvelées, laissant sur le carreau plusieurs centaines de leurs clients qui se comptent parmi les entreprises, les administrations et les ambassades.
Dans un communiqué diffusé le 30 juillet 2019, l’autorité de régulation de la poste et des communications électroniques a invoqué des redevances impayées. A l’époque, Khaled Nezzar et son fils étaient visés par des mandats d’arrêts internationaux et se trouvaient en Espagne. Le premier était poursuivi par la justice militaire pour « conspiration et atteinte à l’ordre public » et le second par le tribunal de Sidi M’Hamed (Alger) pour « violation de la législation des changes ».
Khaled Nezzar est rentré en Algérie en décembre 2020. Il a été acquitté par la justice militaire.
Le sénateur Benmalem
L’autre auditeur de Benloucif qui apparait dans ce listing des clients de Crédit suisse, c’est le général-major Hocine Benmalem. Il disposait d’un compte pourvu d’un million francs suisses.
Ouvert en mai 2004, le compte était provisionné de 1,15 million francs suisses au 31 mai 2008. Le général Benmalem venait alors de terminer son mandat de sénateur. Désigné membre du Conseil de nation (chambre haute du Parlement) par le président Liamine Zeroual au titre du tiers présidentiel en 1997, il a eu à présider la commission de la défense.
Le compte a été clôturé en octobre 2013. A sa clôture, il contenait encore 810306 francs suisse. Le général Benmalem est co-bénéficiaire de ce compte avec son épouse Farida.
Les Benmalem possèdent une entreprise qui s’appelle Copresud. Créée en 2003, elle est managée par son fils Imed. Elle gère des bases de vie et des aires de stockage au près des champs pétroliers et gaziers au sud du pays où elle fournit des prestations de logistique, de catering et de mise à disposition des personnels pour les compagnies pétrolières. Son portefeuille clients compte les plus importantes compagnies pétrolières opérant en Algérie.
Démobilisé à l’âge de 52 ans en novembre 1991 alors qu’il était en poste au cabinet du défunt président Chadli Bendjedid depuis 1988, le général Hocine Benmalem a occupé plusieurs postes au sommet de la hiérarchie militaire. Il a été chef de la 4e (sud-est où se trouve le centre névralgique de production pétro-gazière algérienne) puis de la 2e région militaire (ouest).
Dans la postface du premier tome de ses mémoires, publiées en 2014 chez Casbah Editions – consacré à son engagement dans la guerre de libération nationale –, il a promis de raconter les circonstances de sa mise à la retraite de l’armée. Mais, il n’a pas eu le temps de sortir le deuxième tome. Il est décédé en novembre 2016.
Contacté, Imed Benmalem, fils de Hocine Benmalem, n’a pas souhaité réponde aux questions de Twala.
Le fils de Mohamed Attailia
Chahreddine Attailia, fils de Mohamed Attailia dit « Le manchot » à cause d’une infirmité qui remonte à la guerre de libération nationale –il avait perdu son bras droit au combat–, est un importateur de boissons alcoolisées. Il est associé à son frère Salah dans l’entreprise Atlas qui avait repris les Brasseries Reghaïa dans le cadre des privatisations des entreprises publiques en février 2007.
Le compte de Chahreddine au Crédit suisse a été ouvert en mai 2006. Clôturé en octobre 2012, il était pourvu de 377466 francs suisses au 30 juin 2008.
Mohamed Attailia a dirigé la 4e région militaire (sud-est) de 1969 à 1979 et la 1e région militaire (centre) de 1979 jusqu’à 1988 avant qu’il soit mis sur une voie de garage comme inspecteur général au ministère de la défense nationale et démobilisé en 1991, huit mois avant la démission de Chadli Bendjedid en janvier 1992. Il s’était opposé à l’arrêt du processus électoral décidé par l’institution militaire qui avait pour visage à l’époque, le général Nezzar.
Dans une interview accordée au Quotidien d’Oran en mars 2000, le général Attailia, et tout en considérant que l’agrément des partis islamistes était une erreur, s’était démarqué de la position de ses pairs.
« S’ils m’avaient écouté à l’époque, on aurait évité la catastrophe (…) Un proverbe de chez nous dit: celui qui est loin de la bataille sait comment la diriger. Si on avait donné l’occasion à ce parti, le peuple l’aurait abandonné rapidement car il était porteur de beaucoup de pratiques erronées ».
Mohamed Attailia est décédé en décembre 2017 à l’âge de 86 ans.
L’affaire Benloucif
Cette affaire au nom de l’ancien chef d’état-major de l’ANP a été vécue comme un traumatisme à l’intérieur de l’institution militaire.
Certes, Benloucif n’était pas le premier chef d’état-major destitué ou poursuivi en justice. Mais, ce fut le premier officier de ce rang à être poursuivi pour détournement de fonds. Jusqu’alors, les poursuites ciblaient plutôt des officiers putschistes à l’image de Mohamed Chabani, chef de la wilaya IV, entré en dissidence contre l’état-major en 1964 ou Tahar Zebiri, auteur d’un coup d’état manqué en 1967.
De quoi s’agit-il ? Les conclusions du Conseil d’enquête font état du détournement de sommes faramineuses sous son commandement : « Le montant global des sommes illégalement prélevés et dépensés est évalué à 53 millions DZD ».
Ce montant est obtenu par conversion sur la base du taux de change à l’achat du mois de mai 1988. A l’époque, un dinar valait un dixième de dollar américain, ce qui donne un montant global équivalent à 5,3 millions USD. En dollar constant, et considérant la dépréciation cumulée du dollar en 34 ans, ce montant équivaudrait à 12,5 millions USD aujourd’hui.
En 2010, après le décès de Mostefa Benloucif, une polémique entre le général Nezzar et le fils de Benloucif, Abdeljalil, a levé un peu le voile sur ce dossier. Dans une diatribe publiée par Le Quotidien d’Oran, Abdeljalil, qui a refusé les condoléances de Nezzar, l’a accusé d’avoir fomenté ce dossier contre son père et de vouloir souiller sa mémoire sous prétexte de recueillement.
Ainsi, Abdeljalil a rappelé à Nezzar le refus de son père d’autoriser le survol du territoire algérien par les avions militaires français engagés dans l’opération « Epervier » au Tchad (1986-2014) pour répondre à l’accusation de Nezzar s’agissant de la première phase du projet « Crac », nom donné par le ministère de la défense nationale à l’opération d’acquisition de radars pour les forces de défense aérienne du territoire.
Les reliquats du budget de la défense
Nezzar laissait entendre que Benloucif voulait privilégier le partenaire français, seul en lice dans le projet. « Feu mon père ne voulait pas d’une mainmise totale de la France sur notre couverture radar. Il avait estimé qu’il eût valu faire partager cette couverture entre d’autres puissances afin de ne pas dépendre d’un seul pays, fût-il la France ! », a répliqué Abdeljalil.
Et à Nezzar de revenir à la charge dans une interview accordée à la télévision Echourouk News en 2016 : « Benloucif débudgétisait les reliquats et les dépensait comme bon lui semble. Et cela avait l’air de plaire à son directeur des finances ».
Benloucif a été poursuivi en compagnie de son directeur des finances Mohammed El Habri Fekkir. Quelques biens immobiliers ont été confisqués mais, cela ne couvrait pas les sommes détournées.
Cependant, un autre officier supérieur de l’ANP qui avait fait carrière à l’ombre de Benloucif figure dans le listing en notre possession. Il a échappé aux radars de la justice militaire celui-là. Il s’agit du commandant Zemri Benheddi.
Cet ancien adjoint du colonel Mohamed Benmoussa au commandement des forces navales a été muté au ministère de la défense nationale en 1978 où il avait secondé Benloucif à la direction des personnels avant de se faire nommer attaché naval à l’ambassade d’Algérie à Londres en 1984.
Démobilisé en 1985, une année avant Benloucif, il a investi dans l’immobilier en France et au Royaume-Uni, il vivra des jours tranquilles à Paris jusqu’à son décès il y a deux ans, à l’âge de 74 ans. Il était bénéficiaire de deux comptes des plus garnis du listing algérien. Ils cumulaient 75,5 millions francs suisses.
Le premier compte dont il est co-bénéficiaire avec son frère Abdallah était pourvu de 66,7 millions francs suisses au 31 mai 2010. Ce compte, ouvert en juin 2007, a été clôturé en mai 2014. L’autre compte dont il est le seul bénéficiaire était provisionné de 8,7 millions francs suisses au 31 décembre 2014.