Des victimes collatérales de la fugue de l’activiste politique franco-algérienne Amira Bouraoui début février 2023, il y en a eu. Plusieurs. Surtout parmi les accusés dans l’affaire dite du « chercheur Raouf Farrah ». Outre Raouf Farrah, l’on cite, à titre d’exemple, Mountaha Habes, 50 ans, désormais ancienne directrice des ressources humaines et des moyens à Asfertrade, filiale d’Asmidal.
Le fait que le consul général de France à Tunis avait eu le dernier mot pour rapatrier Amira Bouraoui en France face aux Autorités algériennes qui voulaient tout aussi la ramener au pays, avait irrité Alger. Et la police judiciaire avait cru bon de monter un « gros » dossier pour sauver la face.
Ce fut une course contre la montre qui a fini par le rejet du gros des accusations hors sol portées à l’encontre des personnes arrêtées dans le cadre de cette enquête préliminaire sur la fuite de Bouraoui.
Peu convaincu par le travail de la police judiciaire, construit sur la base d’une « erreur de traduction » du vocable « indicateur », le parquet du pôle pénal spécialisé de Constantine a scindé l’affaire en deux : la fuite de Amira Bouraoui proprement dite et un présumé financement étranger perçu par Mustapha Bendjama et Raouf Farrah en vue de propagande.
Par déformation professionnelle, les enquêteurs de la police judiciaire ont « préféré » comme traduction au mot indicateur « personne qui dénonce les agissements des malfaiteurs à la police » à celle de « grandeur observable et mesurable ou d’outil d’évaluation » qu’on utilise dans les rapports socioéconomiques. Et il se sont mis à chercher des d’éventuels espions.
Le dossier présenté au parquet a ainsi été rejeté, quasiment dans sa totalité. Tout ce qui est criminel – association de malfaiteurs, terrorisme ou encore intelligence avec l’ennemi –, est tombé à l’eau. Le parquet n’a retenu que des délits qui ne relèvent d’ailleurs pas de sa compétence.
Le parquet du « Pôle », spécialisé dans le crime organisé, le terrorisme, le trafic de drogue et les mouvements des capitaux à l’étranger, a ainsi inculpé Amira Bouraoui pour « usurpation d’identité et sortie clandestine du territoire » et ceux soupçonnés de l’avoir aidé pour complicité et il a poursuivi un autre groupe dont Raouf Farrah, dans une affaire séparée pour « perception de financements étrangers ».
Or, l’audition des prévenus lors du procès de cette dernière affaire qui s’est déroulé le mardi 22 août 2023 a révélé plutôt les tiraillements des officiers de la police judiciaire ayant travaillé sur le dossier.
Serein et la fente palatine laissée par la dent qu’il venait de perdre en détention faisait irradier son sourire de chérubin, Mustapha Bendjama, 33 ans, prévenu principal dans ce dossier, a d’abord expliqué au juge le travail réalisé pour le compte de l’ONG Global Intergrity Index (GII), « un rapport se déclinant en 54 indicateurs socioéconomiques et se basant sur des sources ouvertes en contrepartie de 1500 dollars américains ». Ce sont ces « indicateurs » que les enquêteurs de la police judiciaire avaient pris pour des « espions ».
Le cauchemar de Mustapha
Le rapport n’a pas encore été publié. La police judiciaire, qui n’a pas mis la main sur le rapport envoyé à l’ONG, a monté l’accusation sur la base des conversations de Mustapha sur Whatsapp avec son interlocuteur à ladite ONG trouvées à l’ouverture de son téléphone.
Et, c’est sur la base de ces conversations que la police judiciaire avait également su que Mustapha était entré en contact avec GII par le biais de Raouf Farrah qui avait décliné l’offre de l’ONG pour la réalisation du rapport et qu’il s’était fait payer à travers lui.
À la demande de Mustapha, Raouf avait « prêté » son compte bancaire domicilié en Tunisie pour percevoir sa rémunération. Raouf avait envoyé à Mustapha en Algérie l’équivalent de 1500 dollars, soit 280.000 dinars, en deux tranches, remises via son père, Sebti Farrah, et son cousin Mohamed Reda Farrah. D’où leur implication dans l’affaire.
Ainsi, Raouf a-t-il été poursuivi au même titre que Mustapha pour « perception de financements étrangers en vue de propagande politique » et « publication de documents classifiés ». Le père de Raouf a été poursuivi pour complicité. Il a comparu libre. Son cousin Mohamed Reda est cité comme témoin.
Mustapha avoue « volontiers » avoir enfreint la réglementation au change et recouru à l’aide de Raouf pour ne pas percevoir sa rémunération au taux de change officiel. « La percevoir en Algérie l’aurait réduite à une peau de chagrin. Cela n’a rien à voir avec les raisons ‘‘sécuritaires ‘’ évoquées par la police judiciaire. Mon travail est tout à fait légal », a-t-il expliqué.
Raouf, qui n’est pas résident fiscal en Algérie – il vit en Tunisie – dit qu’il avait consulté sa conseillère en banque tunisienne avant de dire oui à Mustapha et qu’il était en règle avec les lois tunisiennes en la matière.
Les officiers de la police judiciaire ne se sont pas arrêtés là. Cela ne tenait pas la route et ne sauve pas la face. Il fallait chercher plus. Le déguisement de Amira Bouraoui était tel que l’agent de la police des frontières n’avait rien soupçonné pour la soumettre à un contrôle approfondi.
Muni du passeport de sa mère et portant son voile ainsi que de grandes lunettes et un bonnet, son maquillage la présentait comme une vieille femme malade. Mais, il fallait trouver quelque chose qui présente sa fuite comme l’œuvre d’une agence de renseignement hostile.
Toutes les conversations de Mustapha, qui a refusé d’ouvrir son téléphone pensant qu’il pouvait modérer les ardeurs des gendarmes en exigeant une autorisation du procureur, ont été examinées. Il a été forcé à l’ouvrir. « Ils m’ont mis à genoux et gratté légèrement mes doigts avec un tournevis avant d’utiliser mon index pour ouvrir le téléphone avec mon emprunte », a-t-il déclaré à la barre.
Mais, il n’y avait pas que des gendarmes pour interroger Mustapha. Des officiers de la Sécurité intérieure dépêchés depuis le Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Constantine, démembrement régional de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et des officiers de la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) étaient également de la partie.
Ballotté pendant dix jours entre des enquêteurs alternant les méthodes d’interrogatoires, jouant tantôt les gentils, tantôt les méchants, l’invitant tantôt à prendre un café et discuter, tantôt le menaçant d’arrachage des ongles, Mustapha était désemparé. Dans les procès-verbaux de l’enquête préliminaire, il a été parfois prolifique, indiquant des pistes d’investigation, parfois refusant de faire des déclarations. « Des officiers du renseignement m’ont demandé de ne pas répondre à certaines questions des gendarmes », a-t-il dit au juge.
Bref, Mustapha, journaliste qu’il est, échangeait de temps en temps avec des personnes poursuivies en justice. D’où les poursuites contre Amir Boukhers alias Amir DZ, Abderrahmane Semmar dit Abdou et Aboud Hicham. Ces derniers sont poursuivis pour « administration frauduleuse d’un système automatisé en vue de publication de documents classifiés ».
Quel lien entretenait Mustapha avec Amir DZ ? Deux conversations trouvées par les policiers de la police judiciaire ayant fouillé son téléphone. La première après un « live » de Amir DZ où il évoquait un présumé « assassinat en préparation » de notre consœur Lynda Abbou. « Je lui ai demandé de quoi parlait-il », a précisé Mustapha au juge.
Dans une autre conversation, Mustapha a demandé à Amir DZ le numéro de téléphone d’un activiste politique poursuivi par la justice en vue de lui faire une interview à savoir, Sami Dernouni. « Je le savais en contact avec lui alors je lui ai demandé son numéro de téléphone et il avait accédé à ma demande », a indiqué Mustapha au juge.
Aboud Hicham ? « Il s’intéressait aux poursuites judiciaires à mon encontre. Je ne lui parlais que de ces poursuites judiciaires », a encore souligné Mustapha.
Dans ce contexte, il convient de rappeler qu’avant sa détention dans cette affaire, Mustapha était harcelé par les autorités locales et interdit de sortie du territoire. Il compte 17 procédures judiciaires engagées à son encontre.
Abdou Semmar ? « J’ai travaillé avec lui entre 2016 et 2017 et j’ai gardé le contact. Nous échangions régulièrement et partagions des informations comme cela se fait entre journalistes », a expliqué Mustapha.
Le cas Mountaha Habes
Les échanges de Mustapha avec Aboud Hicham et Abdou Semmar ont détruit les vies de deux autres personnes. Sofiane Berkane et Mountaha Habes.
Le premier est fonctionnaire, ancien chargé de communication de la Wilaya de Annaba. Il aurait dit à Mustapha que « le wali d’Annaba Djamal-Eddine Brimi suivait assidûment les vidéos de Aboud Hicham et le craignait ». Et c’est sur la base de cette « information » que Mustapha aurait, selon l’accusation, entré en contact avec Hicham Aboud pour « harceler » le wali de Annaba.
À la barre, Sofiane Berkane, qui a comparu libre pour « divulgation de secret professionnel » a nié avoir dit de tels propos à Mustapha et ce dernier dit que « ses propos ont été mal interprétés par la police judiciaire ».
La seconde victime, Mountaha Habes, 50 ans, détenue depuis maintenant près de six mois, laissant derrière elle un bébé âgé de 15 mois au moment de son arrestation, est punie parce que Abdou Semmar avait utilisé un article de Mustapha écrit sur la base de documents fournis par cette employée de Asmidal pour faire un « live ».
En effet, Asfertrade, filiale d’Asmidal, filiale de Sonatrach, qui avait résilié le contrat d’un transporteur d’engrais qui s’appelle Zakaria Motrani, s’était retrouvée au cœur d’une polémique en 2020.
Soupçonné de falsification du registre de commerce de sa société contractante du marché avec Asfertrade, Zakaria Motrani s’était vu résilier son contrat. Furieux d’avoir perdu ce marché qui lui avait rapporté 1,38 milliard de dinars entre 2012 et 2017 (environ 15 millions de dollars américains au taux de change de l’époque), il avait alors attaqué la filiale d’Asmidal en justice et ameuté des médias pour dénoncer la résiliation de son contrat.
La riposte de Asfertrade n’avait pas tardé. La direction de la filiale d’Asmidal avait confié à Mountaha Habes d’acheter des espaces dans des journaux nationaux pour insérer un « article qui défend la réputation de l’entreprise ».
Suivant les instructions de sa hiérarchie, Mountaha a envoyé un bon de commande à six quotidiens, El Khabar, Echourouk, El Watan, An-Nasr, L’Est Républicain et Le Provincial pour publier la réponse de Asfertrade, joignant des documents à sa correspondance pour appuyer la réponse. Les documents consistent en deux registres de commerce des deux sociétés de Motrani et l’annexe de son contrat expiré avec Asfertrade.
Le bon de commande était signé par Noureddine Alem, PDG de Asfertrade. Et il a été envoyé depuis le mail de l’entreprise vers des contacts dans les journaux. Le publireportage est publié dans plusieurs journaux, El Khabar, Echorouk et An-Nnasr qui ont été payés pour cette prestation.
Le Provincial qui se refuse à publier des publireportages avait traité l’information comme l’exige l’éthique journalistique et, plus tard, il a couvert le procès des cadres d’Asfertrade poursuivis par la justice sur la base de la dénonciation faite par Zakaria Motrani. Une couverture assurée par Mustapha, rédacteur en chef du journal, lui-même.
Se saisissant de l’affaire, Abdou Semmar a fait un « live », reprenant l’article de Mustapha et prétendant disposer de documents qui prouvent son propos. Et, ce sont des documents que Mustapha avait mis à sa disposition à l’insu de Mountaha Habes. « Elle ne savait pas que je lui ai envoyé les documents », a déclaré Mustapha au juge.
À cause du « live » de Semmar, Mountaha s’était retrouvée poursuivie aux côtés de Mustapha pour complicité de « publication de documents classifiés » et mise en détention préventive.
La défense accule le représentant du ministère public
Dans sa plaidoirie, l’avocat de Habes Mountaha a souligné que la loi relative à la protection des informations et des documents administratifs avait été promulguée le 9 juin 2021 et que les faits reprochés à sa cliente remontaient à 2020. « À supposer que les documents en question sont protégés par cette loi – et ces documents n’entrent pas dans cette catégorie -, ma cliente ne peut être poursuivie avec effet rétroactif », a-t-il plaidé.
Même constat établi par l’avocat de Berkane Sofiane : « À quelle date Sofiane Berkane aurait dit à Mustapha que le wali craignait Aboud Hicham ? Il n’était plus chargé de communication de la wilaya de Annaba depuis 2018. Comment peut-il être poursuivi pour divulgation du secret professionnel ? ».
Les avocats de la défense n’ont pas eu beaucoup de peine à démonter les accusations et acculer le représentant du Ministère public qui donnait l’impression d’être totalement détaché du procès. Son réquisitoire était bref, épiloguant sur le statut de Mustapha qui, à ses yeux, et tout au long de la procédure judiciaire, « n’a apporté aucune preuve de sa qualité de journaliste ».
« Il est en contact permanent avec des terroristes et des subversifs sous la houlette de Raouf Farrah qui l’avait mis en contact avec des étrangers ne voulant pas du bien pour l’Algérie. Des organisations non-reconnues qui classent l’Algérie dans les dernières positions. Ce qu’il avait fait relève de la cybercriminalité », a-t-il résumé.
Et de requérir trois ans de prison ferme assortis d’une amende de 100.000 dinars contre Mustapha, Raouf et son père Sebti Farrah ainsi que Mountaha Habes. Et 15 ans de prison ferme assortis de 150.000 DZD requis contre Aboud Hicham, Abdou Semmar et Amir DZ, absents à ce procès. Il était tellement détaché qu’il avait oublié sa demande au sujet de Sofiane Berkane, interrompant les plaidoiries des avocats pour requérir 18 mois de prison ferme à son encontre.
Les avocats de Mustapha à savoir Zakaria Benlahrech, Said Zahi, Abdellah Heboul et Amor Alla ont, tour à tour, déconstruit la procédure judiciaire dans son ensemble.
Me Benlahrech a souligné « la violation de la vie privée de Mustapha et la confidentialité des sources du journaliste qu’il est en le forçant à ouvrir son téléphone ». Me Zahi a renchéri en dénonçant sa torture : « Je descends du Nord constantinois qui a donné des milliers de martyrs et qui a beaucoup souffert des ravages de la SAS. J’ai horreur d’entendre aujourd’hui, 60 ans après l’indépendance, qu’on utilise le tournevis pour extorquer des aveux ».
Me Alla a discouru au sujet des documents objets de la procédure, notant que les documents dont parle l’accusation ne sont pas classifiés et que la loi était claire à ce sujet. « Ni la police judiciaire, ni le parquet ni le tribunal ne sont habilités à statuer sur la classification des documents mais, l’administration qui émet ces documents laquelle doit les estampiller avec des mentions ‘‘secret’’ ou ‘‘confidentiel’’ selon les spécifications codifiées par la loi ».
Et d’ajouter : « Les documents énumérés par l’accusation sont des documents publics, accessibles sur la plateforme numérique du Centre national du Registre de commerce. Les entreprises ont d’ailleurs l’obligation de les publier. Et elles paient pour les rendre publics. Quant à l’ordonnance de renvoi d’une affaire, le parquet de Constantine, par exemple, avait l’habitude de les donner aux journalistes avant les procès pour faire leur travail ».
Ancien magistrat, Me Heboul, lui, a axé sa plaidoirie sur les manquements à la procédure, soulignant que « la garde à vue n’avait pas été prolongée et Mustapha s’était retrouvé chez la police judiciaire pendant 14 heures sans couverture juridique avant sa présentation devant le parquet ».
Heboul a précisé que c’était la Sécurité intérieure qui avait présenté Mustapha au parquet et non pas la Gendarmerie qui avait entamé l’enquête préliminaire et que le pôle pénal spécialisé dans le crime organisé était incompétent pour juger son mandant au vu des délits retenus à son encontre. « C’est la juridiction d’Annaba qui devait le juger ». Et demander au tribunal de déclarer l’annulation de la procédure ainsi que son incompétence en la matière.
La plaidoirie de Koceila Zerguine, avocat de Raouf et son père Sebti Farrah, était brève. Il a indiqué que l’élément matériel supposé constituer le délit de publication de documents classifiés reproché à Raouf est absent : « Nous cherchons depuis l’incarcération de Raouf les prétendues publications incriminées. Et nous ne les avons toujours pas trouvés ». Et de conclure : « En l’absence de l’élément matériel, je ne vois pas comment peut-on statuer sur l’élément moral du délit ». Il a demandé la relaxe.
Le tribunal du pôle pénal spécialisé de Constantine rendra sa décision le mardi 29 août 2023.