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Prisons en Libye, une brutalité européenne face aux migrants (2/2)

Ici la deuxième partie de l'enquête d'Ian Urbina sur les prisons dans lesquelles sont détenus les migrants irréguliers en Libye, le drame qu’ils vivent en Méditerranée depuis plus de dix ans ainsi que les parties impliquées.


La réunion secrète a eu lieu dans un bidonville de migrants à Tripoli, capitale assiégée de la Libye. Le baraquements s’appelait Gargaresh, un endroit connu sous le nom de Campo 59 pendant la Seconde Guerre mondiale. Utilisé comme prison militaire dirigée par les Italiens puis les Allemands, il est, aujourd’hui, un nid d’abeilles de ruelles et de rues étroites, entouré de fast-foods et de magasins de téléphonie mobile. Les raids effectués par les miliciens font partie du quotidien.

J’étais venu en Libye quelques jours plus tôt pour enquêter sur ce qu’était devenu un jeune migrant africain nommé Aliou Candé. Il avait été agriculteur dans son pays natal, la Guinée-Bissau, mais les sécheresses et les inondations avaient mis en péril ses récoltes et sa famille. Il était parti pour l’Europe et le rêve du travail, et il avait traversé plusieurs pays, tempêtes de sable et éraflures avec des bandits.

Candé, comme plusieurs, avait été pris dans les efforts européens de canaliser les flux de migrants africains vers ses côtes. L’Union européenne, par l’intermédiaire de l’Italie, avait renforcé les garde-côtes libyens, étendu sa capacité à traquer les migrants en Méditerranée et fermé les yeux sur les horreurs qui ont frappé de nombreux migrants recueillis par les autorités libyennes.

Il avait été arrêté en pleine traversée méditerranéenne par les garde-côtes libyens, puis amené à Al Mabani en début février 2021. Aussi appelée « The Building », c’est l’une des prisons pour migrants des plus surpeuplées et violentes du pays.

Maintenant, à Gargaresh, j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui avaient été à Al Mabani avec lui. L’ami de Candé, Soumahoro, qui a été conduit à Al Mabani avec lui lorsque leur radeau a été capturé, a été rencontré sur la route principale et m’a emmené dans un bâtiment en parpaing et dans une pièce sans fenêtre occupée par deux autres migrants. Au cours d’un repas de chana masala, il m’a raconté son séjour en prison. « En parler est vraiment difficile pour moi », a-t-il dit.

Des migrants à Al Mabani ont été battus pour avoir chuchoté entre eux, parlé dans leur langue maternelle ou ri, a-t-il raconté. Les fauteurs de troubles ont été détenus pendant des jours dans la « salle d’isolement », une station-service abandonnée derrière la cellule des femmes avec un panneau Shell Fuel accroché devant. La cellule n’avait pas de sanitaires, les détenus devaient donc déféquer dans le coin. L’odeur était si mauvaise que les gardes portaient des masques lors de leurs visites.

Les gardes ont attaché les mains d’un détenu à une corde suspendue à une poutre en acier du plafond et l’ont battu. « Ce n’est pas si mal de voir un ami ou un homme crier alors qu’il est torturé », a estimé Soumahoro. « Mais voir un homme de six pieds battre une femme avec un fouet… » En mars, Soumahoro a organisé une grève de la faim pour protester contre les violences des gardiens, et a été emmené dans la salle d’isolement, où il a été pendu la tête en bas et battu à plusieurs reprises. « Ils te pendent comme un vêtement », a-t-il imagé.

Plusieurs anciens détenus avec qui j’ai parlé à Tripoli ont déclaré avoir été témoins d’abus sexuels et d’humiliations. Adjara Keita, une migrante de trente-six ans originaire de Côte d’Ivoire, détenue à Al Mabani pendant deux mois, m’a raconté que des femmes étaient fréquemment sorties de leurs cellules pour être violées par les gardiens. « Les femmes revenaient en larmes », a-t-elle déclaré. Un jour, après que deux femmes se soient échappées d’Al Mabani, les gardes, dans un acte de vengeance apparemment aléatoire, ont attrapé Keita, l’ont emmenée dans un bureau voisin et l’ont battue.

Les gardes ont employé des migrants comme collaborateurs, ce qui a maintenu les détenus divisés. Mohammad Soumah, un jeune de vingt-trois ans originaire de Guinée-Conakry, s’est porté volontaire pour aider aux tâches quotidiennes et a rapidement été soufflé d’informations : quels migrants se détestaient ? Qui étaient les agitateurs ? Lorsque l’arrangement a été officialisé, les détenus ont commencé à l’appeler « mandoob », en arabe pour « représentant ». Lorsqu’ils ont payé des rançons pour partir, Soumah a géré les négociations.

En récompense, il a été autorisé à dormir à l’infirmerie, ou avec les cuisiniers qui vivaient en face de l’enceinte. À un moment donné, en cadeau de sa loyauté, les gardes lui ont permis de choisir plusieurs migrants à libérer. Il pouvait même quitter l’enceinte, même s’il n’allait jamais bien loin. « Je savais qu’ils me trouveraient et me battraient si j’essayais de partir », m’a-t-il dit.

Médecins sans Frontières a visité la prison deux fois par semaine et a constaté que les détenus étaient couverts d’ecchymoses et de coupures, évitaient le contact visuel et reculaient devant les bruits forts. Certains ont glissé au personnel de l’ONG des notes de désespoir écrites au dos de brochures déchirées de l’Organisation mondiale de la santé. Beaucoup ont dit aux médecins qu’ils se sentaient « disparus » et ont demandé à quelqu’un de dire à leurs familles qu’ils étaient en vie.

Lors d’une visite, les médecins n’ont pas pu entrer dans la cellule de Cande tant elle était bondée : ils ont estimé qu’il y avait trois détenus par mètre carré. Ils ont dû traiter les migrants dans la cour. La surpopulation était si intense que la tuberculose, la varicelle, les infections fongiques et la COVID-19 s’y sont propagées. Les médecins ont été informés des coups de la veille et ont répertorié les fractures, les coupures, les écorchures et les traumatismes contondants. Un enfant a été si gravement blessé qu’il ne pouvait plus marcher.

Quelques semaines après le début de la détention de Cande, les membres du Comité international de secours, financé principalement par l’UE, ont apporté de l’eau et des couvertures demandées par l’établissement. Mais, une semaine plus tard, ils ont annoncé qu’ils n’aideraient plus Al Mabani après avoir découvert que les gardes avaient détourné une partie des fournitures pour eux-mêmes. Vers la fin mars, Cherif Khalil, un officier consulaire de l’ambassade de Guinée-Conakry, a visité la prison. Candé a fait la queue, se faisant passer pour un citoyen de Guinée-Conakry, et a demandé si l’ambassade pouvait le faire sortir, mais Khalil était impuissant à l’aider. « Il était désespéré », m’a dit Khalil.

Au milieu de mon repas avec Soumahoro, mon téléphone a sonné et un policier au bout du fil s’est mis à me crier dessus : « Vous n’avez pas le droit de parler aux migrants. Vous ne pouvez pas être à Gargaresh ». Il m’a dit que si je ne partais pas immédiatement, je serais arrêté. Quand je suis retourné à ma voiture, le policier, qui se tenait là, a menacé que si je parlais à d’autres migrants, je serais expulsé du pays. Après cela, mon équipe et moi n’avons pas été autorisés à nous aventurer loin. Si d’anciens détenus voulaient raconter leurs histoires, je devais les faufiler dans mon hôtel.

*

Quand je suis arrivé en Libye, des représentants du gouvernement m’ont dit que je serais autorisé à suivre une unité des garde-côtes et à visiter Al Mabani. Mais, après plusieurs jours, il est devenu clair que ni l’un ni l’autre n’arriverait. Un après-midi, je suis allé avec mon équipe dans une ruelle et j’ai lancé un petit drone vidéo, le survolant suffisamment haut au-dessus de la prison pour ne pas être remarqué par les gardiens. Sur le moniteur, je les ai vus se préparer à ramener les migrants de la cour vers leurs cellules. Quelques soixante-cinq détenus étaient assis agglutinés dans un coin, immobiles, la tête baissée, les jambes repliées, les mains de chacun touchant le dos de celui qui lui faisait face. Alors qu’un migrant jetait un coup d’œil sur le côté, un garde s’est penché et l’a frappé à la tête.

Pendant et après le règne de Kadhafi, la Libye a construit des dizaines d’installations pour détenir des prisonniers politiques, des membres de milices et des mercenaires étrangers. Lorsque l’Europe s’est tournée vers le pays pour attraper les migrants, il y avait tout un parc d’installations pour les retenir. Il existe actuellement une quinzaine de centres de détention reconnus, dont Al Mabani est le plus important. Un fonctionnaire de l’IOM. m’a dit que des dizaines de milliers de migrants sont détenus dans les prisons depuis 2017. En vertu de la loi libyenne, les étrangers non autorisés à séjourner en Libye peuvent être détenus indéfiniment, sans accès à un avocat. Aucune distinction n’est faite entre les réfugiés économiques, les demandeurs d’asile et les victimes de trafics illégaux.

En mai, six femmes du centre de Shara al-Zawiya ont déclaré aux enquêteurs d’Amnesty International qu’elles avaient été violées ou soumises à d’autres formes de torture sexuelle. À Abu Salim, deux migrants ont été tués lors d’une tentative d’évasion en février dernier. « La mort en Libye, c’est normal : personne ne vous cherchera, et personne ne vous trouvera », a déclaré un migrant à Amnesty. Diana Eltahawy, qui travaille à Amnesty International, a déclaré en juillet : « L’ensemble du réseau des centres de détention pour migrants libyens est pourri jusqu’à son noyau ». 

Les migrants capturés par les garde-côtes sont chargés dans des bus dont beaucoup sont fournis par l’UE, et amenés dans les prisons. Parfois, les unités de la Garde côtière les vendent aux centres de détention moyennant des prix. Certains migrants ne parviennent jamais à l’une des prisons officielles.

Au cours des sept premiers mois de 2021, selon l’IOM, plus de quinze mille migrants ont été capturés par les garde-côtes libyens, mais seulement six mille environ sont arrivés dans des installations désignées. « Les chiffres ne correspondent tout simplement pas », a indiqué Federico Soda, chef de mission de l’OIM en Libye. Soda pense que de nombreux migrants disparaissent dans des installations « non officielles » gérées par des trafiquants et des milices, où les groupes d’aide n’ont pas accès.

Al Mabani a été créé au début de l’année 2021 par Emad al-Tarabulsi, un haut responsable de la brigade Zintan. La milice a des liens avec la tribu Zintan, qui a aidé à renverser Kadhafi, et elle a retenu son fils Seif comme prisonnier politique pendant des années. Aujourd’hui, le groupe est aligné sur le gouvernement d’union nationale soutenu par l’ONU, et al-Trabulsi a brièvement été son chef adjoint du renseignement (Al-Tarabulsi a refusé de commenter). La prison a été construite dans un coin de la ville contrôlé par la milice. Les membres de cette milice sont devenus son personnel et des hommes armés, et Noureddine al-Ghreetly, un chef milicien à la voix douce, a été nommé pour le diriger.

Auparavant, al-Ghreetly supervisait une prison pour migrants réputée pour sa brutalité appelée Tajoura, sur une base militaire à la périphérie est de Tripoli. Dans un rapport de Human Rights Watch datant de 2019, six détenus, dont deux garçons de seize ans, ont indiqué avoir été sévèrement battus, et une femme a déclaré avoir été agressée sexuellement à plusieurs reprises. Les auteurs ont raconté avoir vu une détenue tenter de se pendre, sous le regard des gardiens. Les prisonniers étaient tenus d’effectuer des travaux forcés dans l’établissement, y compris le nettoyage des armes, le stockage des munitions et le déchargement des cargaisons militaires, selon les enquêteurs de l’ONU.

En juillet 2019, lors du dernier épisode de la guerre civile, une bombe a frappé la base militaire, rasant les hangars où étaient détenus les migrants. Plus de cinquante ont été tués, dont six enfants. La plupart des survivants se sont retrouvés à Al Mabani. L’UE concède que la situation dans les prisons pour migrants est brutale. Le porte-parole du Fonds fiduciaire m’a dit : « La position de l’UE concernant les conditions dans lesquelles les migrants sont détenus dans les centres de détention en Libye est claire : la situation dans ces centres est inacceptable. Le système actuel de détention arbitraire doit cesser ».

L’année dernière, Josep Borell, vice-président de la Commission européenne, a déclaré : « La décision de détenir arbitrairement des migrants relève de la seule responsabilité du gouvernement libyen ». Dans son accord initial avec la Libye, l’UE promet d’aider à financer et à sécuriser le fonctionnement de la détention des migrants. Aujourd’hui, les responsables européens insistent sur le fait qu’ils ne financent pas directement les sites. Les dépenses du Fonds d’affectation spéciale sont opaques, mais son porte-parole m’a dit qu’il n’envoyait de l’argent qu’aux agences des Nations Unies et aux ONG internationales qui fournissent « un soutien vital aux migrants et aux réfugiés en détention », notamment celles qui fournissent « des soins de santé, un soutien psychosocial, aide en espèces et articles non alimentaires ». Tineke Strik, membre du Parlement européen, m’a dit que cette affirmation est en grande partie dénuée de sens : « Si l’UE n’a pas financé les garde-côtes libyens et leurs actifs, il n’y aurait pas eu d’interception ni de renvoi vers ces horribles centres de détention ».

Elle a également souligné que l’UE envoie des fonds au gouvernement d’unité nationale, dont la Direction de la lutte contre la migration illégale supervise les sites. Même si l’UE ne paie pas directement la construction des centres de détention ou les salaires de leurs hommes armés, a-t-elle soutenu, son argent, dépensé par le biais d’agences gouvernementales et d’ONG, contribue indirectement à soutenir une grande partie de leur fonctionnement. Ces financements achètent les bateaux qui capturent les migrants, les tablettes tactiles que les travailleurs humanitaires utilisent pour les compter à leur débarquement et les bus qui les amènent en prison.

L’argent de l’UE, acheminé via les agences des Nations Unies telles que l’Organisation internationale pour les migrations et les hauts commissariats des Nations Unies pour les réfugiés, aide à payer les couvertures, les vêtements d’hiver et les pantoufles qu’ils reçoivent à leur arrivée. Cet argent a également permis de construire les toilettes et les douches dans plusieurs installations et d’acheter le savon, les kits d’hygiène et le papier toilette que les migrants utilisent, ainsi que les coussins en mousse où ils dorment.

Le Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique finance les SUV que les autorités libyennes utilisent pour chasser les migrants qui ont échappé à la détention et pour attraper ceux qui entrent dans le pays par le désert du Sahara. Lorsque les détenus tombent malades, des ambulances achetées par le Fonds d’affectation spéciale les emmènent à l’hôpital. Lorsqu’ils décèdent, cet argent est utilisé pour leurs sacs mortuaires et oblige les autorités libyennes à traiter les corps selon les conventions religieuses appropriées. Certains efforts contribuent à rendre les prisons plus humaines, mais, en contrepartie, à soutenir le système.

Un rapport interne produit par l’UE -La Mission d’assistance aux frontières-, en 2019, l’a reconnu, avertissant qu’une partie de la dernière injection d’argent, quelque quatre-vingt-dix millions d’euros, irait probablement au fonctionnement des centres, ce qui entraînerait une exploitation et des abus accrus.

Les milices emploient également diverses méthodes pour tirer profit des installations. Elles détournent souvent l’argent et les biens envoyés par les groupes humanitaires et les agences gouvernementales au profit des migrants. Ce programme est communément connu sous le nom de « détournement de l’aide ». Le directeur d’un centre de détention à Misrata a déclaré aux enquêteurs de Human Rights Watch que sa milice dirigeait également l’entreprise de restauration qui desservait l’établissement et avait siphonné environ quatre-vingt-cinq pour cent de l’argent que le gouvernement libyen et les groupes d’aide avaient envoyé pour fournir des repas aux migrants.

Les vols de la nourriture, des couvertures, des seaux et des articles de toilette commis par certaines milices ont également été documentées. Une étude interne financée par le Fonds d’affectation spéciale, en avril 2019, a révélé qu’une grande partie de l’argent qu’il envoyait via des groupes humanitaires finissait par aller aux milices. « La plupart du temps, il s’agit d’un exercice à but lucratif », lit-on dans l’étude.

Des lois datant de l’ère Kadhafi permettent également aux étrangers non autorisés à séjourner en Libye, quel que soit leur âge, d’être contraints de travailler dans le pays sans rémunération. Un ressortissant libyen peut payer pour récupérer des migrants dans une prison, devenir leur « tuteur » et superviser leur travail pendant une durée déterminée.

En 2017, CNN a diffusé des images d’une vente aux enchères juste à l’extérieur de Tripoli, au cours de laquelle des migrants ont été vendus pour des travaux agricoles et des travaux de construction, enchères à partir de quatre cents dinars, soit environ quatre-vingt-huit dollars, par personne. Cette année, plus d’une douzaine de migrants d’Al Mabani, dont certains n’avaient que quatorze ans, ont déclaré à Amnesty International qu’ils avaient été contraints de travailler dans des fermes ou dans des maisons privées, et de nettoyer et de charger des armes dans des campements militaires pendant les hostilités.

Dans les centres de détention, le stratagème le plus courant est bien évidemment le détournement. En prison, tout a un prix : la protection, la nourriture, les médicaments et le plus cher de tous, la liberté. Mais même payer une rançon ne garantit pas la libération. Certains migrants sont simplement revendus à un autre centre de détention. « Malheureusement, en raison du nombre élevé de centres et de la marchandisation des migrants, nombre d’entre eux sont détenus par un autre groupe après leur libération, ce qui les oblige à payer plusieurs rançons », indique l’étude du Fonds fiduciaire.

Lors d’une réunion plus tôt cette année avec l’ambassadeur d’Allemagne en Libye, le général Al Mabrouk Abdel-Hafiz, qui supervise la Direction de la lutte contre la migration illégale du Gouvernement d’unité nationale, l’agence en charge des centres de détention pour migrants, a reconnu les conditions brutales dans les prisons. Il s’est dit, ainsi que son pays, chargé d’un travail impossible.

« La Libye n’est plus un pays de transit, mais plutôt une victime laissée seule face à une crise à laquelle les pays du monde ont échoué », a-t-il déclaré. (Abdel-Hafiz a refusé de commenter cet article). Lorsque j’ai appelé al-Ghreetly, le directeur d’Al Mabani, et que j’ai posé des questions sur les allégations de mauvais traitements là-bas, il a répondu : « Il n’y a pas d’abus », puis a raccroché.

*

Alors que Candé était assis dans sa cellule, ai-je appris, il s’est accroché à une rumeur qui avait déjà balayé l’établissement : ​​les gardes libéreraient ceux de la cellule n° 4 en l’honneur du ramadan. En attendant sa libération, il trouve des moyens de passer le temps. Il essaie d’apprendre l’arabe avec Luther, et joue au poker. Luther a écrit dans son journal à propos d’une manifestation de détenues : « Elles sont en sous-vêtements et assises par terre parce qu’elles demandent également à être libérées ». Candé et Luther ont développé des surnoms pour les gardes, en fonction des ordres qu’ils hurlaient .

L’un d’eux était connu sous le nom de « khamsa khamsa », en arabe « cinq, cinq », qu’il criait pendant les repas pour rappeler aux migrants que cinq personnes devaient partager un bol. Un autre garde, appelé « gaamiz » ou « asseyez-vous », pour assurer que personne ne se tenait debout et  « gardez le silence », en surveillant les bavardages.

À un moment donné, Candé et Luther se sont occupés d’un migrant qui semblait avoir un épisode psychotique, se débattant et criant. « Il était tellement en colère que nous avons dû le retenir pour que nous puissions dormir en paix », a écrit Luther. Finalement, les gardiens ont emmené le détenu à l’hôpital, mais, trois jours plus tard, il est revenu, toujours aussi perturbé. « Situation incroyable », a écrit Luther.

Vers la fin mars, les gardes ont dit aux migrants qu’ils ne seraient pas libérés pendant le ramadan. Luther a écrit : « C’est ainsi qu’est la vie en Libye. Nous devrons encore être patients pour profiter de notre liberté ». Mais Candé était écrasé. Lorsqu’il avait été placé en détention pour la première fois, les garde-côtes n’avaient pas réussi à confisquer son téléphone portable. Il l’avait gardé caché, craignant que s’il était pris, il soit sévèrement puni. Mais, fin mars, il a envoyé un message vocal à ses frères via WhatsApp pour tenter d’expliquer rapidement la situation : « Vous ne pouvez pas garder le téléphone allumé trop longtemps ici. Nous essayions de nous rendre en Italie par voie d’eau. Ils nous ont attrapés et nous ont ramenés. Maintenant, nous sommes enfermés en prison ». Il les supplia : « Trouvez un moyen d’appeler notre père. Puis il attendit, espérant qu’ils rassembleraient la rançon ».

Le 8 avril à 2 heures du matin, Candé s’est réveillé dans un bruit : plusieurs détenus soudanais tentaient d’ouvrir la porte d’entrée de la cellule n° 4 et de s’échapper. Candé craignait que tous les détenus ne soient punis, et a réveillé Soumahoro, qui est allé avec une douzaine d’autres affronter les Soudanais. « Nous avons essayé de nous évader plusieurs fois auparavant », leur a dit Soumahoro. « Cela n’a jamais fonctionné. Nous avons juste été battus. Les Soudanais n’ont pas voulu écouter et Sohmohoro a demandé à un autre détenu d’alerter les gardes, qui ont appuyé un camion de sable contre la porte de la cellule ».

Les Soudanais ont arraché des tuyaux de fer du mur de la salle de bain et ont commencé à les balancer vers ceux qui étaient intervenus. Un migrant a été touché à l’œil, un autre tomba au sol, du sang jaillissant de sa tête. Les groupes ont commencé à se bombarder de chaussures, de seaux, de bouteilles de shampoing et de morceaux de plaques de plâtre. Candé a dit à Soumahoro : « Je ne vais pas me battre. Je suis l’espoir de toute ma famille ». La bagarre a duré trois heures et demie.

Certains migrants ont crié à l’aide : « Ouvrez la porte ! ». Au lieu de cela, les gardes ont ri et applaudi, filmant le combat avec leurs téléphones comme s’il s’agissait d’un match en cage. « Continuez à vous battre », a déclaré l’un d’eux en faisant passer des bouteilles d’eau à travers la grille pour garder les bagarreurs hydratés. « Si vous pouvez les tuer, faites-le ».

Mais à 5 h 30 du matin, les gardes sont partis et sont revenus avec des fusils semi-automatiques. Sans avertissement, ils ont tiré dans la cellule par la fenêtre de la salle de bain pendant dix minutes d’affilée. « Cela ressemblait à un champ de bataille », m’a dit Soumahoro. Deux adolescents de Guinée Conakry, Ismaïl Doumbouya et Ayouba Fofana, ont été touchés à la jambe. Candé, qui s’était caché sous la douche pendant la bagarre, a été touché au cou. Il tituba le long du mur en traînant du sang, puis tomba au sol. Soumohoro a essayé de ralentir le saignement avec un morceau de tissu. Candé est décédé dix minutes plus tard.

Al-Ghreetly est arrivé plusieurs heures plus tard et a crié aux gardes : « Qu’avez-vous fait ? Vous pouvez leur faire n’importe quoi, vous ne pouvez pas les tuer ! » Les migrants ont refusé de remettre le corps de Candé à moins qu’ils ne soient libérés, et les gardes paniqués ont convoqué Soumah, le collaborateur, pour négocier.

Finalement, la milice a accepté les conditions. « Moi, Soumah, j’ouvrirai cette porte et vous sortirez », a-t-il déclaré. « Mais il y a une condition. Lorsque vous sortez, ne causez pas de problèmes. Ne provoquez pas le chaos. Je serai devant vous, courant avec toi jusqu’à la sortie ».

Peu avant 9 heures du matin, des gardes ont pris position près de la porte, armes levées. Soumah a ouvert la porte de la cellule et a dit aux trois cents migrants de le suivre hors de la prison lentement, en file indienne, sans parler. Les navetteurs du matin ont ralenti pour admirer les migrants alors qu’ils quittaient l’enceinte et se dispersaient dans les rues de Tripoli.

*

À mon sixième jour à Tripoli, mon équipe et moi étions en train de reconstituer les détails de la mort de Candé. Contre la volonté du gouvernement, nous avions interrogé des dizaines de migrants, de fonctionnaires et de travailleurs humanitaires. J’ai eu la nette impression que le personnel de l’hôtel et nos « agents de sécurité » privés signalaient nos déplacements aux autorités.

Le dimanche 23 mai, peu avant 20 heures, j’étais assis dans mon hôtel, au téléphone avec ma femme à Washington D.C., quand on a frappé à la porte. Alors que je l’ouvrais, une douzaine d’hommes armés ont fait irruption dans la pièce, pointant un pistolet sur mon front et criant « Allez à terre ! » Ils m’ont mis une cagoule sur la tête et m’ont battue – me donnant des coups de pied, des coups de poing, me marchant sur le visage – me laissant avec deux côtes cassées, du sang dans mon urine et des dommages aux reins. Puis ils m’ont traîné hors de la pièce.

Mon équipe de recherche était en route pour dîner près de notre hôtel. Une camionnette blanche a percuté une voiture civile devant eux, bloquant la route, et une demi-douzaine d’hommes masqués, avec des armes semi-automatiques, ont sauté du camion. Ils ont sorti le chauffeur de mon équipe de la camionnette et l’ont fouetté au pistolet, puis ils ont bandé les yeux de mes collègues et les ont chassés. Nous avons été emmenés dans une salle d’interrogatoire sur un site noir, où j’ai été à nouveau frappé à la tête et aux côtes.

J’entendais les hommes menacer les autres. « Vous êtes un chien ! » a crié l’un d’eux à notre photographe, Pierre Kattar, en le frappant au visage. Ils ont chuchoté des choses sexuellement menaçantes à la membre de notre équipe, Mea Dols de Jong, une cinéaste néerlandaise, en disant : « Voulez-vous un petit ami libyen ? » Après quelques heures, ils ont enlevé nos ceintures, nos bagues et nos montres et nous ont placés dans des cellules.

J’ai découvert depuis – en comparant les images satellites avec le peu que nous ayons aperçu des environs – que nous étions détenus dans une prison secrète à plusieurs centaines de mètres de l’ambassade d’Italie. Nos ravisseurs nous ont dit qu’ils faisaient partie du « Service de renseignement libyen », nominalement une agence du Gouvernement d’unité nationale – le gouvernement qui supervise également Al Mabani – bien qu’il ait des liens avec une milice appelée la brigade Al-Nawasi. Nos interrogateurs se sont vantés d’avoir travaillé ensemble sous Kadhafi. L’un d’eux, qui parlait un anglais conversationnel, a affirmé qu’il avait passé du temps dans le Colorado dans le cadre d’un programme de formation dirigé par le département américain de la Sécurité intérieure pour l’administration pénitentiaire.

J’ai été placé dans une cellule d’isolement, avec des toilettes, une douche, un matelas en mousse et une caméra au plafond. Les gardes ont remis des boîtes de riz jaune et des bouteilles d’eau par une fente dans la porte. Chaque jour, j’étais interrogé dans une salle d’interrogatoire pendant des heures. « Nous savons que vous travaillez pour la CIA », me répétait un homme. « Ici en Libye, l’espionnage est puni de mort ». Parfois, il posait une arme sur la table ou la pointait sur ma tête. Pour mes ravisseurs, les mesures que j’avais prises pour protéger mon équipe sont devenues la preuve de ma culpabilité. Pourquoi porteraient-ils des dispositifs de suivi et emporteraient-ils de l’argent et des copies de leurs passeports dans leurs chaussures ? Pourquoi avais-je deux « appareils d’enregistrement secrets » dans mon sac à dos (une Apple Watch et une GoPro) ainsi qu’un paquet de papiers intitulé « Document secret » (une liste de contacts d’urgence que j’avais nommée « Document de sécurité ») ?

Le fait que j’étais journaliste était moins une défense qu’un crime secondaire. Mes ravisseurs m’ont dit qu’il était illégal d’interroger des migrants sur les abus à Al Mabani. « Pourquoi essayez-vous d’embarrasser la Libye ? » m’ont-ils demandé. Ils m’ont dit à plusieurs reprises : « Vous avez tué George Floyd ». Espérant m’éclater, j’ai ouvert le couvercle des toilettes et j’ai démonté une partie de la plomberie pour utiliser un morceau de métal afin de dévisser les barreaux de la fenêtre. J’ai tapé sur le mur de ma cellule et j’ai entendu Kattar, le photographe, taper en arrière, ce que j’ai trouvé en quelque sorte rassurant.

Ma femme avait entendu le début de mon enlèvement et alerté le Département d’État. Avec le service extérieur néerlandais, l’agence a commencé à faire pression sur le président du Gouvernement d’unité nationale pour notre libération. À un moment donné, nous avons été sortis de nos cellules pour enregistrer une vidéo « preuve de vie ». Nos geôliers nous ont dit de laver le sang et la saleté de nos visages et de nous asseoir sur un canapé devant une table avec des sodas et des pâtisseries. « Sourire », ont-ils dit, et nous ont demandé de dire à la caméra que nous étions traités avec humanité. « Parlez. Ayez l’air normal ».

Au bout de cinq jours, la milice a accepté de nous laisser partir. Nous devions signer des documents d’« aveux » écrits en arabe sur du papier à en-tête du « Département de lutte contre l’hostilité » et portant le nom d’un officier nommé le général de division Hussein Muhammad Al-A’ib. Lorsque nous avons demandé ce que disaient les documents, nos ravisseurs ont ri.

L’expérience – profondément effrayante, mais heureusement courte – a offert un aperçu du monde de la détention illimitée en Libye. J’ai souvent pensé aux mois d’incarcération de Candé et à son issue plus brutale. Le 28 mai, mon équipe et moi avons été libérés de nos cellules et escortés vers la porte. Alors que nous nous approchions, un interrogateur a posé sa main sur ma poitrine. « Les gars, vous pouvez y aller », a-t-il dit. « Ian va rester ici ». Tout le monde a regardé. Puis, il a éclaté de rire et a dit qu’il plaisantait. Nous avons été emmenés dans un avion et transportés vers la Tunisie, formellement expulsés pour le délit de « reportage sur les migrants ».

*

Dans les semaines qui ont suivi la mort de Candé, la nouvelle s’est rapidement répandue dans la ville avec ceux qui s’étaient échappés, et a finalement atteint Ousmane Sane, le représentant consulaire officieux de 44 ans de la Guinée Bissau. Sane est allé avec Demba Balde, l’oncle de Candé qui avait vécu à Tripoli pendant des années et qui avait déconseillé à Cande de tenter l’Europe, au poste de police, où ils ont reçu une copie du rapport d’autopsie.

Les autorités ne connaissaient pas le nom de Candé, les formulaires étaient donc anonymes, et ils ont également suggéré qu’il était mort dans une bagarre, ce qui a mis Sane en colère. « Ce n’était pas un combat », m’a-t-il dit. « C’était une balle ». Plus tard, Sane et Balde se sont rendus à l’hôpital local pour identifier le corps de Candé, il a été roulé sur une civière en métal, enveloppé dans un tissu blanc vaporeux partiellement défait pour révéler son visage. Au cours des jours suivants, ils parcourent Tripoli pour rembourser les dettes de Candé, toutes contractées après sa mort : cent quatre-vingt-huit dollars pour l’hospitalisation, dix-neuf pour le linceul blanc et les vêtements funéraires, deux cent trente-six pour l’enterrement à venir.

La famille de Candé a appris sa mort deux jours plus tard. Samba, son père, m’a dit qu’il pouvait à peine dormir ou manger : « La tristesse me pèse ». Hava avait depuis donné naissance à une fille nommée Cadjato, qui a maintenant deux ans, et m’a dit qu’elle ne se remarierait pas avant d’avoir terminé son deuil. « Mon cœur est brisé », a-t-elle déclaré. Jacaria espérait que la police arrêterait les assassins de son frère. « Je ne pense pas qu’ils le feront », a-t-il déclaré. Alors, il est parti. Parti dans tous les sens. Les conditions à la ferme se sont détériorées, avec plus d’inondations et un travailleur de moins. Du coup, Bobo, le plus jeune frère de Candé, tentera probablement de faire lui-même le voyage en Europe. « Que puis-je faire d’autre ? » a-t- il dit.

Al-Ghreetly a été suspendu d’Al Mabani après la mort de Candé, mais, quelques semaines plus tard, il a été réintégré. Pendant près de trois mois, Médecins sans Frontières a refusé d’entrer dans la prison. Beatrice Lau, sa chef de mission en Libye, a écrit : « Le schéma persistant d’incidents violents et de dommages graves aux réfugiés et aux migrants, ainsi que le risque pour la sécurité de notre personnel, a atteint un niveau que nous ne sommes plus en mesure d’accepter ». Il a repris ses activités après avoir reçu l’assurance qu’il n’y aurait plus de violence. Mais, en octobre, les autorités libyennes, dont la brigade Zintan, ont rassemblé cinq mille migrants à Gargaresh et en ont envoyé des milliers à Al Mabani. En une semaine, les gardes ont ouvert le feu sur des prisonniers qui tentaient de s’évader, tuant six personnes.

Après la mort de Candé, Sabadell, l’ambassadeur de l’UE, a demandé une enquête formelle, mais il semble qu’elle n’ait jamais eu lieu. (Sabadell n’a pas répondu aux demandes de commentaires). L’engagement de l’Europe envers ses programmes anti-migrants en Libye reste inébranlable. L’an dernier, l’Italie a renouvelé son protocole d’accord avec la Libye et, depuis mars, a dépensé encore quatre millions de dollars pour les garde-côtes. La Commission européenne s’est récemment engagée à lui construire un centre de commandement maritime « nouveau et amélioré » et à lui acheter trois navires supplémentaires. Le nombre de migrants atteignant l’Europe continue de baisser, mais le taux de mortalité de ceux qui traversent la Méditerranée a augmenté de quarante pour cent depuis 2017.

Le 12 avril, peu après la prière de 17 h, Balde, Sane, et une vingtaine d’autres se sont réunis au cimetière de Bir al-Osta Milad pour les funérailles de Candé. Le cimetière occupe un terrain de huit acres entre une sous-station électrique et deux grands entrepôts. La plupart des migrants morts en Libye y sont enterrés, et il y a maintenant quelque dix mille tombes, dont beaucoup ne sont pas marquées.

Les hommes ont prié à haute voix alors que le corps de Candé descendait dans un trou d’une profondeur d’un pied et demi, creusé dans le sable. Ils l’ont recouvert de six pierres rectangulaires et ont versé une couche de ciment. Un individu a demandé si quelqu’un avait de l’argent de Candé à donner à sa famille, personne n’a répondu. Après une pause, les hommes dirent à l’unisson : « Dieu est grand ». Puis l’un d’eux, à l’aide d’un bâton, a griffonné le nom de Candé dans le ciment humide.