L’année 2024 s’achève sur un horizon obscurci par des drames d’une ampleur insoutenable. Dans le tumulte des souffrances, il y a évidemment le génocide en Palestine, les conflits meurtriers au Soudan, au Congo, à Haïti, en Afghanistan, au Sahel, en Ukraine, et les morts qui s’entassent en Méditerranée et ailleurs.
Au Soudan, les combats entre factions rivales continuent de ravager des vies, laissant des villes en ruines et des millions de réfugiés dans le désarroi. En République démocratique du Congo, les violences dans l’Est, alimentées par des intérêts géopolitiques et économiques, transforment des régions entières en zones de guerre perpétuelles où l’exploitation des ressources prime sur la dignité humaine. À Haïti, la spirale violente des gangs, combinée à une crise politique chronique, pousse un peuple éprouvé par des catastrophes naturelles répétées à lutter pour survivre, dans l’oubli de la communauté internationale. Et puis il y a ces tragédies silencieuses en Méditerranée, en Atlantique, dans les déserts du Sahara ou aux frontières des États-Unis. Des personnes fuyant la guerre, la pauvreté et le dérèglement climatique se heurtent à des murs physiques et politiques insurmontables. Les mers, les océans, les sables, et parfois même les barbelés de nos États deviennent leurs tombes, alors que les discours xénophobes banalisent ces drames.
Partout, la déshumanisation du monde est en marche : des murs s’élèvent pour étouffer les rêves, des bombes s’abattent pour réduire les corps à l’effacement, des médias travestissent les vérités et fabriquent des consentements sinistres, des idéologies mortifères et des régimes autoritaires font gagner au racisme des terrains nouveaux, des multinationales perpétuent un extractivisme fatal pour l’humain et la nature, souvent en externalisant les coûts sur les populations des Suds. Ainsi, les puissants prospèrent sur le lit d’un désordre prémédité.
À Gaza, les ruines parlent un langage que les puissances occidentales feignent d’ignorer : celui du crime génocidaire comme technologie de guerre. Pourquoi ne pas tout raser si l’on peut reconstruire et plus coloniser ? Pourquoi ne pas tuer si le bourreau peut prétendre au statut de victime ? Pourquoi dire la vérité si le mensonge est le compas de la géographie du monde ? En Palestine, les corps s’empilent depuis des décennies, pris au piège entre les murs d’un régime racialiste qui orchestre un blocus meurtrier et les bombes d’un nettoyage ethnique documenté. Les Palestiniens finissent morcelés, amassés en sac, réduits à des statistiques alimentant des tableaux sans âme.
On n’en peut plus de ces images de pères aux regards vides qui pleurent leur progéniture, ces mères qui fouillent les décombres en quête d’un vestige d’espoir. Et il y a ces enfants, ces dizaines de milliers d’enfants, broyés sous la poussière, arrachés à la vie dans des écoles et des hôpitaux transformés en fosses communes. Ce génocide suinte le racisme et le ségrégationnisme anti-palestinien, et par-dessus tout, l’impunité la plus abjecte.
Dans ce champ verrouillé, difficile de voir la fin advenir et d’y croire encore. Je veux dire par là qu’il est difficile d’imaginer un autre sort pour notre humanité quand l’humain devient insensible à la douleur d’autrui, à la mort d’autrui, aux drames d’autrui, au génocide en livestream subis par d’autres peuples. Difficile de se lever au milieu de cette catastrophe, et de crier son mécontentement quand on entend l’écho de sa propre voix, et le silence assourdissant de ceux qui prétendent défendre la liberté, la justice et l’égalité.
Mais ce silence ne doit pas enterrer notre colère, notre foi en des lendemains plus justes, notre capacité à nous relever, encore et toujours, contre l’injustice. Car dans les moments les plus durs, il y a des mains palestiniennes, haïtiennes, congolaises et d’ailleurs qui reconstruisent, des voix qui chantent, des âmes qui résistent. Il y a les mères qui élèvent leurs enfants sous le toit troué des tentes. Il y a ces enseignants des camps du Kivu ou de Jenin, qui même sous les cris d’armes, redessinent des mondes libérés sur des cahiers à moitié brûlés. Il y a les poètes qui arment leurs vers pour défier la mort avec l’obstination de ceux qui refusent d’être effacés.
Face à ce monde qui broie les corps et les espoirs, la seule réponse possible est la résistance. Résister à l’indifférence qui nous pousse à détourner les yeux. Résister à l’apathie qui anesthésie nos consciences et à l’idée qu’il serait trop tard, que la lutte est vaine, que l’oppression est une fatalité.
Comme le disait récemment l’icône palestinienne Leila Khaled dans un entretien à Mondoweiss, « Le 7 octobre a prouvé au monde la centralité de la lutte ». Et en ce sens, partout dans le monde, des brèches se créent. En Afrique, en Amérique du Sud, en Asie, et même au cœur des bastions impérialistes du Nord et du Sud, des voix s’élèvent, des réseaux se tissent, des lieux se créent pour en finir avec les dogmes coloniaux. Ces luttes décoloniales ne sont pas des abstractions. Elles sont des actes de survie, des gestes quotidiens de réparation, des impulsions pour briser les chaînes invisibles qui maintiennent les damnés dans des conditions d’injustice systémique.
Mais ces luttes ne trouvent que trop rarement écho. Les systèmes politiques les dissimulent pour cacher leur fragilité et les médias les ostracisent pour pérenniser le statu quo. Ces réactions recouvrent les solidarités naissantes, brouillent la compréhension des luttes et empêchent les indignations de s’unir. Mais si les vérités sont masquées, elles existent, obstinées, chez les témoins, parmi les récits des survivants et dans les éclats d’une réalité que personne ne peut étouffer.
Dans ce monde écrasé, s’élever au milieu des ruines est un acte de foi : c’est en partie refuser de laisser celles-ci parler seules. C’est leur donner un langage de dignité, de courage et d’espoir. C’est refuser l’ordre imposé par ceux qui profitent du chaos. En Palestine, en Afrique, en Amérique du Sud, et dans tous ces espaces étranglés par des siècles de colonisation, de violence, des Suds s’élèvent et se réapproprient leur mémoire, leurs récits, leur droit à un futur digne.
Il serait facile de céder au désespoir face à l’ampleur des souffrances, face à la complicité des États autoritaires, à l’immobilisme des institutions nationales et à la décrédibilisation du système international. Mais l’histoire enseigne que les luttes les plus justes n’ont jamais été « octroyées ». Elles avancent, trébuchent, renaissent de leurs propres affaissements. Chaque témoignage enregistré, chaque pétition signée, chaque manifestation organisée, chaque mot écrit est un acte de résistance. Chaque solidarité exprimée est un pas vers un monde où l’humanité recouvre son authenticité. Ces gestes sont précisément le socle sur lequel les institutions, les États et le système international à venir — ou plutôt à faire advenir — s’appuieront.
En cette fin d’année, refusons de plier. Refusons de détourner les yeux. Refusons de nous taire. Honorons les gazaouis enfouis sous les décombres, les Soudanais qui ont péri au milieu du désert, les Haïtiens qui sont tombés sous les balles en réaffirmant que la justice est notre seule boussole. Nous sommes les héritiers des luttes passées et nous avons le devoir d’être les bâtisseurs de celles à venir. L’aube adviendra si nous avons le courage de la faire advenir, au milieu des ruines, au-delà des murs, au cœur même de l’obscurité. Parce que résister, c’est déjà reconstruire.