Les controverses sur les pertes dues à la guerre ont de tout temps opposé les belligérants durant et après la fin des conflits. Grossir leur nombre ou l’amoindrir pour s’en vanter ou s’en plaindre sont des actes politiques souvent sans conséquence sur la réalité des faits. La première controverse de ce genre ayant opposé les Algériens et les Français concerne les massacres du 8 mai 1945. Les autorités françaises n’ont jamais admis le nombre de 45 000 morts, comme plus tard, après la répression du 20 août 1955, ils ont rejeté celui de 12 000 morts et de 1,5 million revendiqués par le FLN après 1962. Des historiens tels que Charles Robert Ageron[1] et Guy Pervillé[2] ont même cherché à minimiser ostensiblement ce dernier chiffre. Étrange retournement de situation, alors que durant la guerre, les dépêches dithyrambiques des deux camps annonçaient leurs victoires à coups de chiffres surestimés des pertes ennemies.
Dès après l’indépendance, les discours changent de tonalité. Les Français comme les Algériens se mettent à s’accuser mutuellement de massacres de populations civiles et à en donner des estimations toujours portées vers le haut. Très récemment, le bilan des pertes humaines durant la période coloniale 1830-1962 a été sujet d’une nouvelle controverse. S’il est déjà très compliqué de compter les morts des événements récents, comment peut-on le faire pour une période aussi longue, éloignée et complexe ? La focalisation sur les violences immédiates et leurs conséquences ne masque-t-elle pas le vrai débat sur la colonisation, sa nature et son impact sur notre société ?
Cette contribution tente de répondre à ces questions.
De la difficulté à chiffrer les pertes
Chiffrer les pertes algériennes durant la période coloniale est une entreprise difficile, presque impossible, en raison de la durée de la colonisation (132 ans) et des multiples difficultés liées aussi bien à la définition de ces pertes, qu’à la rareté des sources. En raison de sa nature de colonisation de peuplement, la conquête de l’Algérie fut d’une brutalité exceptionnelle. Elle a visé principalement les populations en déployant des procédés de guerre totale avec des formes de violences immédiates et des formes lentes et de basse intensité. Il est difficile d’identifier les victimes et la cause de leur mort, tellement les ravages des expéditions répressives ont pris parfois la forme d’exterminations localisées et de destructions systématiques des logistiques de vie, condamnant ainsi les populations à une mort certaine.
Les famines et les épidémies ne peuvent être dissociées de la répression, des dépossessions massives et de la fiscalité prédatrice. C’est la conclusion formelle des historiens Anne Rey-Goldzeiguer[3] et Djilali Sari[4], qui ont montré notamment le lien direct entre la répression de l’insurrection des Ouled Sidi Cheikh en 1864, et la famine de 1867-68 dans le Sud oranais. À cette somme de difficultés et des causes multiples de disparition des populations, il faut rajouter les émigrations massives vers la Tunisie, le Maroc, la Turquie et le Proche-Orient, les déportations massives et les pertes consécutives aux guerres extérieures de la France (Mexique, Crimée, les deux guerres mondiales), au cours desquelles des milliers d’Algériens ont perdu la vie.
Pertes directes ou indirectes par les effets de la guerre, elles restent difficiles à identifier et à nombrer en raison notamment de l’absence de sources documentaires. Il n’y a pas de données algériennes, et les seules qui existent sont françaises. Cela soulève la question de leur fiabilité. Dès 1856, les Français ont commencé à organiser des recensements qui sont restés très peu fiables jusqu’à environ l’année 1945, pour des raisons évidentes d’insuffisantes emprises de l’administration coloniale sur le pays, de l’absence d’état civil et de l’hostilité des Algériens à se faire compter.
Raison pour laquelle il faut distinguer les deux périodes : celle de 1830-1875, la plus mortelle et celle au cours de laquelle le chiffrage manque de recensements fiables; et celle de la période 1876-1945, au cours de laquelle les recensements sont un indicateur utile et non suffisant dont il faut néanmoins tenir compte pour évaluer les tendances de l’évolution de la démographie algérienne.
L’hécatombe des années 1830-1875
La première étude sérieuse sur la question est une thèse du démographe algérien Kamel Kateb[5], jugé par ses pairs comme ayant fait un travail remarquable qui « allie à la maîtrise des techniques démographiques classiques et une connaissance approfondie de l’histoire politique et sociale de l’Algérie dont l’évolution de la population ne peut être dissociée[6] ». Confronté à une absence quasi totale de sources sur la question, Kamel Kateb a dû recourir à divers recoupements, simulations et projections. Sa conclusion est la suivante :
« La surmortalité du fait de la guerre de conquête et des opérations de pacification pourrait être évaluée à 825 000 morts, pendant les quarante-cinq premières années de la colonisation (1830-1875). Telle est la première et la plus crédible estimation des pertes algériennes par le feu ou ses conséquences durant la période suscitée. Ce chiffre représente le taux de 10 morts algériens pour un mort français, taux admis par d’autres auteurs comme étant le plus proche de la réalité des faits ».
À cette estimation, il faut ajouter les déplacements massifs de populations vers les régions montagneuses, les émigrations forcées vers la Tunisie, le Maroc, la Syrie et le Proche-Orient, et enfin les conséquences générales de toute guerre avec son cycle de diminution des réserves, de disettes, d’affaiblissement des organismes humains, d’apparition d’épidémies et des famines, notamment celle de 1867-1868 qui a fait de très nombreuses victimes.
Kamel Kateb n’évalue pas ces pertes. Il indique simplement les multiples causes de la surmortalité en signalant son ampleur et son impact sur l’évolution générale de la population. L’estimation reste donc à faire.
L’exceptionnelle famine et les épidémies ayant frappé l’Algérie en 1867-68 ont provoqué une véritable hécatombe démographique. Les controverses dans l’estimation de leurs pertes ne peuvent masquer le terrible drame de ces « foules compactes et silencieuses, déguenillées et décharnées, s’avançant péniblement et la plupart inexorablement vers leurs tombes à ciel ouvert [7]».
« L’année de la corde » comme elle fut surnommée à Constantine, fit l’objet de nombreuses relations. André Nouschi[8], auteur d’une vaste étude sur le Constantinois, estime la perte nette à 25 % de la population de cette partie de l’Algérie. Les variations sont considérables entre les différentes régions. Autour de Ténès, les pertes des Béni Ména s’élèveraient à 41,5 % et celles des Béni Zentis à 58,5 %. À Bejaïa, elles seraient inférieures à 20 % alors qu’à Tébessa, elles approcheraient 40 %[9]. Djilali Sari a fait un travail de compilations et d’étude plus approfondie quoiqu’effectué à partir de sources de seconde main. Il estime la somme totale des pertes des trois provinces à 820 000 victimes, soit 32,3 %. Il s’agit là d’une moyenne minimale. En fait, un bilan général ne doit pas s’écarter d’un million de victimes[10], soit le tiers des effectifs de la population de 1866, selon les estimations officielles.
Sur la base de ces différentes données, on peut donc dégager un chiffre global des pertes algériennes entre 1830 et 1875 dans une fourchette de 1,5 à 1,8 million de personnes tuées ou mortes des suites de blessures, des effets de la guerre, des épidémies, des famines. Cela représente la moitié de la population totale de l’Algérie en 1830, telle qu’estimée par différentes sources, soit entre 4 et 5 millions de personnes. C’est considérable. Au point où des démographes français en sont venus à considérer sérieusement l’éventualité de la fin du peuple algérien dans une perspective de vingt ans.
C’est le pronostic du démographe Ricoux : « Durant la période 1866-1872 avec le typhus, la famine, l’insurrection, la diminution a été […] effrayante : en six ans, il y a eu disparition de 527 021 indigènes ; c’est une moyenne non plus de 20 000 décès annuels, mais de 87 000 ! [11]». Pour Ricoux, il y a une tendance inexorable, que personne ne peut arrêter la disparition progressive de la population autochtone.
Pour signifier les effets désastreux de la colonisation sur la population algérienne, certains n’hésitent pas à faire un autre calcul bien plus simple. Ils prennent pour base l’estimation de la population algérienne (10 millions) donnée par Hamdane Khodja en 1834 de laquelle ils soustraient les 2 125 000 personnes, résultat du dénombrement de 1872. Ce qui donne un solde négatif de 7 575 000 personnes comme la moyenne basse des victimes de la colonisation. Sauf que l’estimation de Hamdane Khodja, malgré le crédit académique que lui a conféré Michel Habart, dans son Histoire d’un parjure, n’est corroborée par aucune autre source.
Dans son Esquisse de l’État d’Alger, William Shaler, consul général des États-Unis à Alger, donne une estimation de la population de l’Algérie en 1828 de 1 million d’habitants. Kamel Kateb et Djilali Sari conviennent pour leur part sur des chiffres bien plus proches, entre 4 et 5 millions. Par conséquent, l’estimation de Hamdane Khodja demeure anecdotique et ne peut raisonnablement être prise pour une bonne base d’évaluation des pertes algériennes.
Si on juge que les estimations de Kamel Kateb et de Djilali Sari sont réalistes, on peut alors considérer que la population algérienne a chuté de 40 % à 50 % durant la période 1830-1875, dont 20 % à 30 % auraient été victimes du feu ou de ses suites. Voilà qui explique pourquoi, l’historiographie française fait un black-out quasi total sur cette période, disparue des champs de recherche et d’étude et d’une certaine manière de la mémoire historienne.
Dès l’année 1876, les estimations des pertes algériennes vont pouvoir compter sur les recensements officiels et réguliers, qui sont un peu plus fiables, surtout après l’établissement de l’état civil (Loi du 23 mars 1882).
Les pertes de la période 1875-1945
Si la population algérienne est en nette décroissance entre 1830 et 1875, les recensements postérieurs s’accordent à reconnaître un renversement de tendance. On a même parlé de véritable « transition démographique », tellement le regain de vitalité de la population algérienne défraie les chroniques, avec une hausse de 379 600 habitants en 5 ans, soit 2,9 % de croissance annuelle moyenne en 1881, et de 444 000 habitants (également 2,9 % par an) en 1886.
Comme ces taux ne pouvaient traduire le mouvement naturel de fécondité et de mortalité, on a pensé à d’autres facteurs pour les expliquer tels que, l’amélioration des méthodes de recensement et la couverture des populations recensées. Pourtant, et malgré leurs insuffisances, ces taux soulignent une tendance croissante de la population algérienne, ce qui fait écrire à Kamel Kateb, qu’on peut raisonnablement affirmer que la surmortalité de la population indigène provoquée « par les grands bouleversements qui ont résulté de la pénétration coloniale, a pris fin à partir de 1872 ».
Quelle estimation doit-on mobiliser pour évaluer les pertes de la période 1876 à 1945, et subséquemment, celle de toute la période 1830-1962 ? Tout indique selon les données disponibles et postérieures à 1872 que la population algérienne s’est remise à croître, « cette dernière a presque doublé en moins d’un demi-siècle (1876 à 1921) avec cependant des pics baissiers, 1896, 1911 et la période postérieure de 1911 à 1921 consécutivement à des famines (1892, 1920) des émigrations vers la France et la conscription de la Première Guerre mondiale ». Cependant, si l’on s’en tient aux taux de croissance naturelle, comparativement aux Européens, les Algériens subissent des niveaux de mortalité équivalents au double. Leur croissance reste inférieure de 50 % à celle des Européens, ce qui indique amplement les différences de niveau de vie et de prise en charge médicale des deux populations.
La colonisation tue, mais les Algériens ont appris à lui résister. C’est ce qui explique leur vitalité. Le recensement de 1948 dénombre 7 679 000 habitants, soit huit fois plus que les Européens. C’est l’échec total du projet de colonisation de peuplement et la démonstration fulgurante contredisant les pronostics des Ricoux et consorts qui prévoyaient une disparition certaine des Algériens avant la fin du XIXe siècle. Quelle que fût son ampleur durant la période 1876 à 1945, la surmortalité des Algériens n’est plus du même niveau qu’entre 1830 et 1876. La violence immédiate, brutale et terriblement destructrice a laissé place à une « violence lente [12]» et de basse intensité dont les effets portent moins sur le corps des indigènes que sur leur culture et leur mode de vie.
La déclaration des autorités algériennes qui estiment les pertes générales à 5 630 000 personnes entre 1830 et 1962 demande à être étayée par des données objectives. En additionnant les estimations connues, soit 2 millions de morts pour la période 1830-1875, 45 000 morts en 1945 et 1,5 million de morts de 1954-1962, on arrive au total de 3 545 000 morts. Chiffre qui ne comprend pas la surmortalité par les effets de la colonisation entre 1876 et 1945, période au cours de laquelle les recensements laissent au contraire supposer une croissance continue de la population.
D’où le chiffre de 5 630 000 victimes de la colonisation est-il donc tiré? Le différentiel entre cette estimation et celle établie plus haut donne 2 085 000 morts qu’il est nécessaire de documenter.
Sortir du savoir colonial
En tous les cas, cela illustre les limites de l’argumentation par les chiffres dans un domaine où ceux-ci ne sont que l’arbre qui cache la forêt. En effet, comment quantifier les effets de la colonisation quand celle-ci a pris le caractère d’un « remplacement d’un peuple par un autre », mettant en œuvre des procédés de destruction et d’anéantissement qui n’ont pas toujours été « visibles à l’œil nu » ? En cherchant à quantifier coûte que coûte nos pertes humaines, nous ne prenons en considération que les violences immédiates. On passe sous silence les violences lentes de basse intensité qui ont attaqué à la racine la société algérienne pour en détruire le substrat environnemental, économique, culturel, social, moral et éthique. En focalisant notre regard sur la destruction des corps algériens, on oublie donc de regarder vers celle de l’Être algérien.
Cela tient de la problématique sur laquelle se fonde notre analyse du passé, encore totalement soumise à un savoir et une pensée non-renouvelés. Deux rhétoriques la dominent : celle culturaliste et celle économiste, l’une mettant l’accent sur les conséquences culturelles et sociales de la colonisation, l’autre privilégiant le processus d’intégration capitaliste de l’Algérie dans le marché mondial avec son corollaire, une phase d’accumulation primitive. Cette dichotomie de la pensée nationaliste née au début du XXe siècle sous l’influence des deux courants idéologiques dominants de l’époque (l’anticolonialisme oriental d’obédience nahdiste et occidentale d’inspiration marxiste). Si les deux analyses ne sont pas fondamentalement fausses, elles se rejettent mutuellement et se refusent à une lecture globale de la colonisation française en Algérie.
Contrairement à une idée dominante, celle-ci n’appartient pas aux colonisations de la fin du XIXe siècle, mais s’inscrit dans le prolongement des conquêtes et du peuplement des Amériques, des Caraïbes et de l’Australie. Qu’elle se soit achevée par le départ massif des colons n’enlève rien au fait que ceux-là étaient venus pour rester définitivement, créer une société nouvelle et faire « disparaître » les autochtones.
Ce modèle de colonisation nous est aujourd’hui mieux connu grâce aux travaux des chercheurs des Settler Colonial Studies, dont Patrick Wolfe, Lorenzo Véracini[13] et bien d’autres. Leurs analyses des sociétés de « colonisation de peuplement » ont permis de mieux les appréhender et comprendre comment les colons qui « viennent pour rester » doivent nécessairement s’emparer des terres, éliminer progressivement les peuples autochtones et réaliser leur hégémonie en faisant de la triangulation conflictuelle, « colons-colonisés/État métropolitain », la dynamique essentielle de l’évolution de ces sociétés.
Dans cette perspective, la pensée dichotomique apparaît comme inopérante, car on ne peut séparer les violences conventionnelles qui sont visibles à l’œil nu des violences lentes et de basse intensité. Nous entendons par violence lente, en reprenant à Bob Nixon[14] sa définition : « une violence “souterraine” dont les effets peuvent être tout aussi dévastateurs que les massacres bien qu’ils soient plus difficiles à percevoir », les deux participant à éliminer, soit par la destruction physique immédiate, soit pas la destruction différée, l’Être colonisé. Cette perspective a le mérite de replacer au cœur du mouvement historique les opprimés comme acteurs de leur destin et non comme simples objets subissants. Dès lors, comment un chiffre, quelle que soit sa grandeur, peut-il rendre compte de la complexité de la colonisation, où un dessein ne compte pas comme finalité, fut-il celui de l’oppresseur ?