« Les nouvelles du pays, y compris les plus importantes, nous ne les apprenons que de l’étranger. Vous êtes fâchés contre nous, ou quoi ? » Cette punchline du chercheur en sociologie Nacer Djabi sonne comme une alerte face à la désertification médiatique entreprise depuis maintenant cinq années, et qui a offert l’opinion nationale sur un plateau d’argent à des médias étrangers qui l’agitent à leur convenance.
Djabi, qui s’adresse aux gouvernants du pays, met le couteau dans la plaie. La scène est absurde, presque surréaliste. Pour savoir ce qui se passe chez eux, des millions d’Algériens se connectent chaque soir… à des lives YouTube animés depuis l’étranger et qui regroupent parfois des dizaines de milliers de spectateurs en même temps. D’autres attendent les JT de chaînes basées à Paris, Londres ou Doha pour comprendre les décisions de leur propre gouvernement. L’actualité nationale se découvre par procuration. Le débat public se déroule hors du territoire. Et le pays, lui, ne parle plus à lui-même.
Que s’est-il passé pour en arriver là ? Rien de spectaculaire ni d’immédiat. Au contraire : un lent rétrécissement de l’espace médiatique – presque imperceptible au départ – mais implacable sur la durée. Chaque fermeture de journal, chaque retrait d’accréditation, chaque intimidation judiciaire a grignoté un morceau de liberté. Le résultat est sans équivoque : cinq années plus tard, le paysage médiatique est déserté. Ce n’est plus une dérive temporaire, mais un système. Le verrouillage n’est plus l’exception ; il est devenu la norme.
Mais la nature a horreur du vide. En étouffant les voix professionnelles et crédibles, on a laissé la place aux voix bruyantes et incontrôlées. Les influenceurs politiques, souvent installés à l’étranger, sont devenus les nouveaux éditorialistes d’une nation privée de presse. Ils commentent l’actualité en direct, lancent des accusations, alimentent les passions. Et ils sont écoutés. Non pas parce qu’ils sont toujours fiables, mais parce qu’il n’y a plus d’alternative. Quand la presse est bâillonnée, les algorithmes deviennent rédacteurs en chef.
Dans l’un de ses discours, au début de son premier mandat, le président Tebboune avait reproché à ces « éditorialistes » des temps nouveaux en Algérie « d’ouvrir leur gueule de loin ». Un reproche accusateur, comme si « ouvrir sa gueule » était un crime. Non, monsieur le président, « ouvrir sa gueule », de près ou de loin, est un droit fondamental garanti par toutes les constitutions du pays depuis 1962.
C’est d’ailleurs le grand paradoxe de l’autoritarisme contemporain : en voulant contrôler la parole, on la perd totalement. La fermeture des tribunes légitimes ouvre un boulevard aux tribunes sauvages. C’est parce que les institutions ont cessé de parler que d’autres parlent à leur place. Et ces « autres » — influenceurs, exilés médiatiques, chaînes étrangères — façonnent désormais le récit national, sans contrepoids, sans vérification, sans responsabilité.
Bien sûr, la conséquence est un désastre. Le verrouillage médiatique n’a pas renforcé l’État, comme le répètent les thuriféraires à qui voudrait les croire. Il l’a affaibli, en exposant l’opinion à toutes sortes de manipulations et en fragmentant la société algérienne. Les citoyens, privés d’informations fiables, naviguent entre rumeurs et polarisations. Ils ne savent plus à qui faire confiance. Ils se méfient de tout. Et la méfiance, dans un pays, est un poison lent.
On nous répète que la critique menace la stabilité. Erreur : c’est l’absence de critique qui la détruit. Une société privée de débat ne devient pas plus forte, elle devient plus fragile. Elle perd ses garde-fous, ses repères et son intelligence collective. Elle confond l’unanimisme avec l’unité, et le silence avec la paix. Mais un pays sans voix est un pays sans boussole.
Il faut le dire clairement : la liberté de la presse n’est pas un luxe démocratique, c’est une nécessité stratégique. Un pouvoir qui écoute est plus solide qu’un pouvoir qui réprime. Une nation qui débat est plus cohésive qu’une nation qui se tait. La pluralité n’est pas un danger, c’est une assurance-vie.
Rouvrir les espaces médiatiques, ce n’est pas céder du terrain, c’est en reconquérir, et restaurer la confiance entre gouvernants et gouvernés. C’est rendre aux citoyens la possibilité de comprendre, d’analyser, de participer, et redonner aux médias leur rôle d’informer, de questionner et d’éclairer.
Car la question n’est plus seulement : « qui parle ? » La vraie question, c’est : à qui faisons-nous confiance pour raconter notre histoire ? Aujourd’hui, trop souvent, la réponse est : « à ceux qui sont loin ». Demain, il faudra que la réponse redevienne : « à nous-mêmes ».