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Colloque Frantz Fanon à Alger: restituer, penser et agir face à l’ordre du monde

Le Centenaire Fanon que nous organisons à Alger entend produire une pensée critique sur l’œuvre de Fanon grâce à des échanges, à une production cinématographique riche et à une pratique artistique innovante.


Frantz Fanon, délégué du Gouvernement provisoire algérien (GPRA) lors de la Conférence de solidarité afro-asiatique à Conakry (Guinée), avril 1960.

Il n’est jamais aisé de célébrer un penseur sans trahir la force de ses idées. Frantz Fanon, dont nous marquons cette année les cent ans de naissance, n’est pas une figure que l’on commémore comme un totem, mais une présence vive qui a fait de sa vie le témoignage le plus radical de son engagement. Son œuvre est une pensée en action qui a fissuré l’ordre du monde colonial.

Pour honorer cette vie et participer à la diffusion de ses idées, Twala organise un colloque à Alger les 6 et 7 décembre, à La Chambre claire (Med Belouizded). Il s’agit pour nous d’ouvrir de nouvelles brèches : prolonger sa pensée, restituer sa radicalité, son urgence, son humanité, et rappeler combien sa pensée demeure, pour l’Algérie, l’Afrique et le Sud global, une boussole plutôt qu’un patrimoine à sanctifier.

Ce centenaire est donc une démarche de réappropriation; un effort pour penser Fanon par la richesse de ses idées, la densité et la complexité de sa vie, dans la cohérence profonde qui liait chez lui la pratique psychiatrique et l’action politique révolutionnaire. Nous nous refusons les lectures dépolitisantes qui, sous couvert de fausses nuances, neutralisent la radicalité de sa pensée, tout comme tout embaumement nationaliste qui ferait de lui un simple emblème.

Fanon aujourd’hui : une pensée vive pour un monde en crise

Né en 1925 dans une Martinique française structurée par la violence raciale, il comprend très tôt que la domination s’exerce autant sur les subjectivités que sur les corps. Cette intuition va nourrir Peau noire, masques blancs (1952), son premier livre, où il analyse avec une acuité saisissante les mécanismes psychiques du racisme, les blessures de l’aliénation, la construction sociale de l’infériorité intériorisée et la lutte pour la reconquête de la dignité.

Le psychiatre Fanon arrive en Algérie en 1953 au gré d’une affectation professionnelle. À l’hôpital de Blida-Joinville, où il dirige la cinquième division jusqu’en 1956, puis à Tunis, Fanon rompt avec les méthodes autoritaires de la psychiatrie coloniale et ouvre des espaces de parole, de liberté, de reconstruction pour les malades. Il cherche à guérir et à désaliéner en rendant aux patients une possibilité de sujet, une possibilité de liberté.

Le révolutionnaire Fanon, lui, s’engage pleinement dans la Guerre de libération nationale. Il contribue activement aux actions du FLN, à la rédaction d’El Moudjahid, et participe à l’internationalisation de la lutte algérienne en sillonnant l’Afrique et le monde. Il y soutient les mouvements de libération et porte l’idée que la révolution algérienne est à l’avant-garde des luttes des peuples opprimés, convaincu que l’indépendance d’un peuple n’a de sens que si elle fissure l’ordre total qui l’opprime.

C’est cette vision qu’il déploie dans L’An V de la Révolution algérienne (1959), livre souvent oublié mais essentiel pour comprendre sa pensée politique. Fanon y examine, presque en sociologue-anthropologue, comment la lutte transforme les subjectivités, comment la révolution invente des formes nouvelles de solidarité, d’organisation de vie sociale, de résistance.

Dans Les damnés de la terre (1961), dicté dans l’urgence et publié quelques temps avant sa mort, Fanon synthétise sa pensée : la violence coloniale comme système, la force de la libération, les risques de la bourgeoisie nationale, les mirages du néocolonialisme, la nécessité d’un humanisme en rupture de banc avec la pensée dominante, et l’appel final à inventer un « homme neuf », c’est-à-dire un individu et des communautés débarrassés des hiérarchies raciales et des dominations capitalistes et impériales.

Arracher Fanon aux lectures qui l’enferment

Si nous organisons cet événement aujourd’hui, c’est parce que ces avertissements résonnent avec acuité brûlante : dans le génocide en Palestine, dans l’effondrement du Soudan, dans les violences qui ravagent le Congo, dans l’occupation du Sahara occidental; des crimes et des guerres que Fanon aurait reconnus comme la continuation d’une logique coloniale à combattre.

Comme toute pensée puissante, l’œuvre de Fanon attire les récupérations et parfois les falsifications historiques. Une récente littérature et production artistique dans le Nord tend à l’adoucir : Fanon serait un « humaniste réconciliateur », un « moraliste de la reconnaissance »,  un « bureaucrate révolutionnaire », presque coupé de l’expérience de la guerre. À l’inverse, certaines tentatives nationalistes l’enferment dans un récit confisqué qui fait de lui un symbole sans devenir.

Notre démarche s’oppose à ces deux opérations. Arracher Fanon à ce qui l’enferme, c’est revenir au cœur de sa pensée : la lutte contre l’aliénation, le refus des identités figées, la dénonciation de la violence coloniale, l’exigence d’une libération totale, matérielle autant que psychique, individuelle autant que collective. C’est rappeler que, chez lui, la pensée est inséparable de l’action ; que l’internationalisme n’est pas un slogan, mais un rapport au monde ; que la décolonisation est toujours à achever.

Nous voulons également réinscrire Fanon dans son ancrage algérien et africain. L’Algérie n’a pas seulement été le théâtre de son engagement : elle fut la matrice de son regard sur le monde. C’est ici qu’il a pensé les formes de domination, la conscience nationale, les impasses et les promesses de la révolution africaine.

Arracher Fanon à ces lectures signifie enfin le lire dans son actualité face à la fascisation du monde, aux guerres génocidaires, aux crimes commis contre les peuples du Sud, à la dépossession impérialiste. Penser Fanon aujourd’hui, c’est accepter de regarder ce monde droit dans les yeux et de renouer avec les impératifs de la lutte.

Deux jours pour penser et transmettre

Le Centenaire Fanon que nous organisons à Alger entend produire une pensée critique sur l’œuvre de Fanon grâce à des échanges, à une production cinématographique riche et à une pratique artistique innovante.

Comme disait Fanon dans Peau noire, masques blancs, « Je n’arrive point armé de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles. Cependant, en toute sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites. »

Nous ne venons pas avec des vérités décisives, mais nous ouvrons un espace où la rigueur intellectuelle dialogue avec les gestes de création, où la mémoire se confronte au présent.

Pendant deux jours, il y aura:

• Des panels réunissant chercheurs, militants, cliniciens, artistes et écrivains.

• Une exposition inédite, Vies fanoniennes, regards algériens, par Fethi Sahraoui, Nawel Louerrad et Sofiane Zouggar.

• Une projection cinématographique, suivie d’un échange, avec des œuvres d’Abdenour Zahzah et de Jean-François Boclé.

L’ensemble compose une mosaïque qui nous rappelle que penser l’œuvre fanonienne est une invitation à nous réinventer, pour nous-mêmes et pour l’humanité.