Le «mème Internet» et son pluriel «mèmes» ont été beaucoup utilisés et diffusés au cours du mouvement populaire par les citoyens qui ont choisi le rire et le sarcasme pour exprimer leurs points de vue sur la politique et la société.
Walid Kechida est l’un des noms associés aux mèmes pendant le mouvement, non seulement à cause de ceux qu’il créait et publiait, mais pour avoir été le premier auteur de mèmes à avoir été emprisonné en Algérie à cause de ses mèmes.
Twala s’est approché de Walid Kechida, après sa sortie de prison où il a passé neuf mois, afin d’en apprendre davantage sur la personne qui se cache derrière le masque du mème.
- Qui est Walid Kechida ?
A 25 ans, je ne suis pas un meurtrier, et je n’ai jamais été poursuivi pour aucun crime. Je suis cependant le premier créateur de mèmes à avoir été emprisonné dans l’Histoire de l’Algérie. Je vis à Sétif et j’ai fait des études d’électronique à l’Université de Sétif. J’ai été professeur d’anglais, essentiellement pour les nécessiteux, et j’ai également étudié le marketing en plus de ma formation sur l’entrepreneuriat et le leadership dans les entreprises émergentes. J’ai toujours eu une passion pour la culture, les arts et les langues, depuis mon plus jeune âge et au fil des ans, j’ai participé à plusieurs activités culturelles, étudié plusieurs langues et j’ai pu en apprendre six. Je me suis initié aussi à plusieurs arts comme la musique, le dessin, la sculpture, le théâtre et le design artistique.
- Comment pourrais-tu te présenter ?
Je me considère comme un activiste social. Ma passion pour la culture et les arts m’ont poussés à mettre en œuvre plusieurs initiatives dans ma ville, Sétif, dans laquelle j’avais constaté une certaine stagnation de ce côté. J’ai tenté d’attirer différents segments de la société pour faire avancer les choses dans ce domaine, notamment à travers des activités créées par Setif Debateers, le club de débat anglophone, en coopération avec le British Council en Algérie, qui traite de sujets divers, pour la plupart culturels et sociaux.
Il y eut également le club Book Swap Algeria, faisant partie de l’initiative YouthAlgeria, dont j’étais le coordinateur dans la wilaya de Sétif, qui était l’occasion d’échanges de livres et d’idées. Le succès a été tel que l’expérience a été renouvelée dans d’autres wilayas.
Puis a été créé le Polyglot Club Setif, un club multilingue ouvrant ses portes aux apprenants de langues pour s’y exercer et y développer leur niveau, à travers des activités récréatives évitant les méthodes traditionnelles ennuyeuses. A cela s’ajoute l’initiative Makesense Sétif, dont le but est de promouvoir l’entrepreneuriat social auprès du grand public, en plus de plusieurs autres activités auxquelles j’ai participé dans les domaines culturels et humanitaires.
Je suis présent sur les sites de réseaux sociaux comme la plupart des jeunes. La création de mon compte Facebook remonte à 2008. Cela a été un moyen pour, d’une part, promouvoir des activités culturelles, et, d’autre part, propager mes idées avec les jeunes en particulier, en utilisant un caractère humoristique pour aborder les enjeux sociétaux et politiques émergents. Au départ, je le faisais sur mon compte personnel puis j’ai rejoint des pages et des groupes, avant de créer ma page Shkoopi Skeptic en 2018.
J’ai participé au hirak dès le 22 février 2019, comme tous les Algériens qui en avaient assez de la situation politique misérable qui leur a ôté leur dignité. J’ai participé aux manifestations dans diverses wilayas, et notamment Sétif. J’ai contribué à le couvrir à travers des photos et des vidéos, tout en brandissant des pancartes ciblées, et en participant à des forums et en échangeant des analyses et des solutions.
Ma présence sur les réseaux sociaux est une extension de ce que je faisais auparavant, et à mon avis, c’était le seul moyen efficace d’exprimer la voix du peuple appelant à la liberté, à la démocratie, à l’Etat de droit qui mettrait fin à l’ère de la corruption, des persécutions, de l’oppression et de la stagnation économique. Internet est le cinquième pouvoir auquel nous recourons après l’échec des quatre autres pouvoirs (la presse étant le quatrième) pour répondre aux besoins des citoyens et suivre l’évolution de la société.
J’ai par la suite créé le groupe « Hirak Mèmes », après avoir remarqué que de larges courants du mouvement qui étaient engagés refusaient la critique, ce qui était palpable à travers diverses pratiques et points de vue adoptés par le mouvement lui-même. Ce groupe a permis de regrouper les militants de tous horizons, de l’opposition et des fidèles au régime, dans un même espace pour échanger et critiquer, en utilisant des mèmes dans la plupart des cas.
- Peux-tu nous parler des conditions de ton incarcération et de la période que tu as passée en prison ?
Après une activité intense du mouvement populaire, ce dernier a stagné suite à une décision collective de l’arrêter temporairement après la dernière marche du vendredi 13 mars 2020 en raison de la pandémie liée au Covid-19. Le 27 avril 2020, j’ai été incarcéré pour offense au président de la République, outrage à corps constitué, offense aux préceptes de l’islam par l’utilisation d’un moyen électronique. Toutes les accusations étaient basées sur 28 messages dans mon propre compte, dont certains ont été republiés sur ma page Shkoopi Skeptic.
Les mèmes ont été traité avec un sérieux excessif. La plupart n’étaient même pas directement liés aux accusations. Ce sont toutes des idées répandues dans la société, et pas nécessairement mes propres idées, et elles ne s’écartent pas non plus du champ d’application de la liberté d’expression qui n’inclut pas le discours de haine, l’incitation ou quoi que ce soit qui porterait atteinte à la société.
J’ai été présenté au tribunal de Sétif et placé en détention provisoire par le juge d’instruction, sachant que cette procédure aurait dû être une exception, et le comité de défense a fourni toutes les garanties, en plus d’un dossier médical pour ma libération en séance d’appel de l’ordonnance de placement. Malgré cela, je suis resté en détention provisoire, une demande de mise en liberté a été rejetée, et le mandat de dépôt a été prolongé. Tout au long de cette période, je n’ai été interrogé dans aucune enquête.
J’ai passé 8 mois en détention avant mon premier procès dans lequel il a été requis 5 ans de prison. Une semaine plus tard, une peine de 3 ans ferme a été prononcée à mon encontre. Dès le départ, le comité de défense a présenté un dossier médical lié à une maladie neuropsychiatrique (trouble bipolaire) dont je souffre depuis des années, avec une demande de nomination d’un expert médical. Après avoir fait quatre expertises médicales qui se sont révélées positives prouvant que je suis réellement atteint, le tribunal n’a pas pris les rapports en considération.
La prison a été une expérience difficile et compliquée. Mes médicaments m’ont été refusés dans les premières semaines, ce qui m’a conduit à une dépression sévère. Je me suis retrouvé dans un milieu avec lequel je n’avais pas l’habitude d’être en contact à l’extérieur de la prison.
L’adaptation a été difficile, mais les mois ont passé et les conditions se sont relativement améliorées. J’ai réussi à créer une atmosphère qui m’a aidé dans une certaine mesure. J’ai fait la connaissance de nombreuses personnes affables et instruites et j’ai beaucoup appris d’eux. J’ai fait de cette expérience une opportunité pour communiquer avec d’autres segments afin de comprendre comment ils pensent et interagissent avec les différents problèmes sociétaux.
J’ai lu des dizaines de livres et j’ai volontairement postulé pour enseigner diverses matières comme l’anglais, l’histoire et la géographie pour les prisonniers qui préparaient l’examen du baccalauréat ainsi que les sciences naturelles, de la vie et de la physique pour les élèves de quatrième année moyenne. J’ai également enseigné pour différents paliers de l’enseignement ainsi que pour les classes d’alphabétisation qui consiste en l’apprentissage des bases de la foi islamique et de la langue arabe, la famille et la maternité, la société et l’administration, la santé et l’environnement, etc.
Ces activités ont été pour moi comme un traitement psychologique contre la dureté de la prison, un auto-développement continu et un travail pour construire la société malgré toutes les circonstances. Et selon mon évaluation personnelle par rapport au reste des prisonniers, ce fut une tentative réussie de ma part de faire de la prison une expérience positive et décisive dans ma vie dont j’ai beaucoup appris.
- Pendant que tu étais en prison, et en plus du fait que tu t’es retrouvé dans un environnement inconnu, qu’est ce qui a été le plus douloureux ? As-tu trouvé le soutien nécessaire pour le dépasser ?
Je ne me souciais pas des conditions matérielles et je ne prêtais pas attention au comportement des prisonniers. J’étais et je suis toujours libre dans mon esprit. Mes pensées ne peuvent être emprisonnées ni anéanties. Certes, les débats et les discussions intellectuelles intéressantes m’avaient manqué, mais au début, mon souci et mes pensées concernaient surtout ma mère, mes parents, amis et voisins.
Je n’ai pas vraiment prêté d’attention à toute la polémique qui s’est exacerbée au fil du temps sur mon cas ainsi qu’à la diffamation qui avait terni ma réputation, car c’est quelque chose de banal dans notre pays. L’Histoire est travestie sous nos yeux. Il y en a qui ont poignardé les martyrs et les moudjahidines sans respect aucun, que dire alors des gens simples comme moi.
Plus tard, la nouvelle de l’hospitalisation de ma mère m’a tellement choquée que je suis retombé dans une grave dépression. La situation s’est aggravée avec la manière dont sa souffrance a été utilisée à d’autres fins. Fort heureusement, la famille était présente et a pris le les choses en main, empêchant une aggravation des problèmes.
J’ai également demandé à publier une mise au point sur mon compte Facebook concernant mon cas et celui de ma mère pour limiter l’utilisation de ma vie personnelle pour des intérêts particuliers qui ne me concernent aucunement. J’ai été heureux d’apprendre que de nombreuses personnes ont contribué à changer le cours des choses et qu’un élan de solidarité s’est mis en place sur une base purement humanitaire.
Tous ces événements m’ont affecté à différents niveaux, mais les bonnes nouvelles transmises par les avocats m’ont donné du baume au cœur. Ils ont été à mes côtés à travers de fréquentes visites hebdomadaires, durant lesquelles ils me tenaient informé de l’évolution de mon dossier, la situation de ma mère ainsi que les diverses informations sur le mouvement, en particulier en ce qui concerne les prisonniers d’opinion sans oublier les évolutions dans l’arène politique nationale et internationale.
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Ma gratitude à leur égard est sans limites. Pas moins de 30 avocats bénévoles m’ont rendu visite, je les en remercie du fond du cœur pour tous les efforts déployés. Mais je me suis satisfait de la ligue de défense de Sétif qui a été présente en permanence et qui s’est alignée sur une seule ligne de défense, selon ma volonté. Je n’ai refusé la demande d’aucun avocat qui souhaitait se constituer dans le cadre de la ligne de défense convenue J’avoue que l’équipe de la défense a fait un excellent travail, les avocats m’ont défendu courageusement, tout au long de mon incarcération ainsi que durant les deux procès, et je suis très reconnaissant pour ce qu’ils m’ont offert.
Les mots ne suffisent pas pour décrire ma gratitude pour tous leurs efforts, ainsi que la solidarité et le soutien de tous, personnes et organisations, à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Je n’ai hélas reçu aucune lettre en prison, même si de nombreux amis et sympathisants m’ont dit qu’ils m’avaient écrits. Cependant, les avocats m’ont constamment informé de leurs salutations, de leurs encouragements et de leur soutien à mon égard, ce qui a ravivé mon contentement et vitalisé mon esprit pour affronter les difficultés.
- A quoi ressemble la vie de Walid après avoir passé 9 mois en prison à cause d’un mème ?
Le Walid d’hier est le même que celui d’aujourd’hui. Son essence n’a pas changé et ne changera pas quoi qu’il arrive. Je ne regrette rien et personne ne me convaincra jamais que ce que j’avais fait méritait une sanction. J’ai apporté ce que je pouvais à la société et je n’ai fait qu’exprimer mon opinion. Ma récompense aura été l’emprisonnement.
Je remercie celui qui a fait cela car il m’a permis d’apprendre, de renforcer ma détermination, ma résilience ainsi que ma confiance en moi. Cela m’a convaincu du fait que je suis sur la bonne voie. J’ai été très satisfait de la discussion constructive qui a eu lieu autour de mon cas et de son impact sur le développement de la société, aussi léger soit-il. La prison n’était pas une punition pour moi, mais elle a causé des souffrances à ma mère, à mes proches et à tout ceux qui m’ont soutenu alors qu’ils étaient innocents et ne méritaient pas la moindre douleur.
Sinon, la période qui a suivi ma sortie de prison a été quelque peu pénible. Je ne m’attendais pas à ce que la réinsertion dans la société soit aussi difficile. Aujourd’hui je vois avec plus d’acuité ce qui s’est passé et ce qui arrive aux prisonniers d’opinion ainsi que toutes les pressions politiques et sociales auxquelles ils sont confrontées.
Je renouvelle ma solidarité inconditionnelle avec eux, et j’espère que la société comprendra à quel point l’affaire est délicate et reconsidérera son approche et la manière avec laquelle traiter les personnes libérées et leurs cas. Personnellement, j’ai préféré faire une pause momentanée pour digérer ce qui s’est passé et ce qui se déroule à plusieurs niveaux, mais dès que je me stabilise, je continuerai à donner et à poursuivre mon action comme avant ou peut-être de façon meilleure. Je suis résolu à ce que mon retour à la vie sociale soit fort et durable à un rythme soutenu.
- Après cette expérience, penses-tu qu’il possible de rire de tout avec tout le monde ?
Le rire est pour moi un moyen d’expression efficace pour attirer l’attention et faire la lumière sur des idées et des problèmes importants de la société dans une atmosphère détendue et calme qui ouvre la discussion loin de toute tension. Bien entendu, l’humour, comme tout autre outil, a ses limites. Il n’est pas possible d’accepter ce qui peut porter préjudice, à l’instar du racisme, le régionalisme, la discrimination de classe, l’âge, l’intolérance religieuse, le sexisme ainsi que ce qui peut contenir des discours de haine, des abus contre des personnes ou le déni de faits historiques.
L’utilisation de l’humour est constructive pour la société dans son ensemble, que ce soit comme moyen de divertissement ou comme une invitation à réfléchir à ses diverses mentalités et ses comportements rétrogrades. Il peut également prendre la forme d’une critique des propos ou des actions de certaines personnes, en particulier les personnalités publiques, loin de la personnalisation, d’accusation de trahison ou d’atteinte à leur personne.
Aujourd’hui, je remarque que le rire est devenu un moyen facilitant le contact des gens. Je vois également que la capacité de la société à accepter le sarcasme, même si cela vient des parties opposées, est un indicateur important de l’existence d’un débat civilisé et d’une coexistence pacifique, qui sont les principes de base de la démocratie.
L’une des caractéristiques distinctives des mèmes consiste en l’utilisation d’éléments de la culture locale ou universelle, ce qui facilite l’absorption d’idées complexes plus rapidement par de larges segments de la société, donc pour moi l’objectif des mèmes n’est pas seulement rire, mais répandre les points positifs et critiquer les points négatifs.
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Le mème est un outil pédagogique unique pour informer les gens sur des idées et des concepts auxquels ils n’auraient peut-être pas accès d’une autre manière. Il est utile de souligner qu’il y a une grande incompréhension autour de la définition du mème, car il n’exprime pas nécessairement les opinions de son auteur, comme tout autre art. Le peintre, par exemple, ne se peint pas forcément, et les éléments culturels utilisés pour faire passer l’idée ne sont pas l’idée en soi. C’est cette méconnaissance qui m’a conduit en prison. Il y a eu une mauvaise interprétation de mon utilisation de certains concepts de notre société, alors que tous les mèmes traitaient de questions purement politiques.
Une chose m’a rendu plus perplexe à ma sortie de prison : j’ai trouvé des mèmes dont je n’étais pas l’auteur et qui ne ressemblent aucunement à mon style qui se sont répandus, suscitant l’indignation. Je comprends leur réaction et ne les blâme pas pour le malentendu qui, heureusement, a été largement corrigé. Aujourd’hui, je n’exclus pas que l’affaire ait été une manipulation de certaines parties afin de déformer l’image du mouvement et semer la confusion.
- Quelles sont tes ambitions et tes projets ?
Beaucoup me voient aujourd’hui comme un auteur de mèmes, mais le personnage virtuel n’a rien à voir avec la personne réelle. Bien sûr, je continuerai mes activités culturelles en programmant les initiatives que j’ai lancées à plus grande échelle, car j’ai d’autres idées que je voudrais mettre en place dans le même domaine.
J’aimerais, par ailleurs, écrire et suivre un chemin littéraire, en espérant enrichir la scène littéraire en Algérie en apportant un style différent. Je souhaite résoudre quelques problèmes et faciliter la vie du citoyen en lançant une start-up. J’ai de nombreuses solutions à de nombreux problèmes. Pour ce faire, j’aurais besoin d’un peu de temps afin d’étudier ce qui peut être réalisé dans notre société et la meilleure manière d’y parvenir. Je souhaite également renforcer ma présence sur les réseaux sociaux en créant différentes plateformes d’échanges intellectuels, pour faire découvrir notre culture, que ce soit aux étrangers ou aux Algériens eux-mêmes.
Il y a beaucoup d’idées, l’avenir est devant moi, j’espère trouver des opportunités propices pour libérer toutes les énergies de la jeunesse et contribuer autant que possible à la construction de notre Algérie.