Khaled Bourayou vient de nous quitter. Avec sa disparition, c’est un pan de l’histoire et de la mémoire du journalisme engagé post-octobre 1988 qui, douloureusement, s’arrache de nous et s’élève avec lui.
Il n’a pas été le seul avocat ayant eu à assurer la défense de journaux et de journalistes harcelés par un système politique qui ne s’est jamais accommodé de la petite place prise, depuis 1989, par la presse dans la vie nationale. Et il n’avait pas à être le plus brillant de ses confrères pour que son nom s’imposât comme un des symboles de la résistance au harcèlement judiciaire continuellement appliqué aux organes et personnels des rédactions dont les articles outrepassaient le contour de leur domaine de compétence tel que dessiné par le pouvoir.
Oscillant entre la condescendance et l’intolérance vis-à-vis de la liberté d’expression, tous les régimes l’ont diversement réprimée.
Au cours des trois décennies durant lesquelles il a assuré l’assistance procédurale et la défense de nombreux journalistes et éditeurs, ses plaidoiries, remarquables par leur style et par leurs effets, ont régulièrement inspiré la chronique judiciaire. Du fait de son engagement, il faisait corps avec la partie de la presse la plus insoumise.
D’un autre côté, en faisant cause commune avec elle, celle-ci a fini par déteindre sur sa forme de défense : à des procès de presse, pour la plupart initiés par un personnel institutionnel allergique à la critique ou trop mouillé pour souffrir l’intrusion médiatique dans ses affaires…et dans ses « affaires », il s’employait à leur restituer le réel statut de ces procès : les procès intentés par des responsables politiques et des instances de gestion publiques contre des journaux et des journalistes sont des procès politiques ! Et il les abordait comme tels !
Ainsi, ses plaidoiries, si elles étaient nécessairement, mais accessoirement, soutenues par l’argument juridique, constituaient souvent de réels mémoires traitant de la perverse morale politique qui inspirait la gestion nationale.
Averti de ce que la justice est un vecteur obligé de la répression des libertés, ce qui est le propre des systèmes autoritaires, maître Bourayou, usait d’un discours dénonciateur – qui irritaient quelques magistrats – mais parsemait ses interventions de notes d’humour, détendant les débats jusqu’au fou rire parfois.
En plus de la défense d’une liberté fondamentale qui a fait sa réputation, Khaled, c’est aussi un mélange de tonalité verbale (qui lui a coûté au moins une sanction de suspension) et de magnanimité (qui le pourvurent de beaucoup d’amitiés)… C’est aussi sa franche rigolade (décisive pour égayer l’ambiance des rituels verres chez Dda Embarek par lesquels nous évacuions la…pression de longues journées d’attente et d’audience). C’est aussi une intransigeance avec la loi…qui, à l’occasion, l’amenait à réprimander son propre mandant.
Ce triste moment est l’occasion de prendre note de ce fait : ce qui a rendu possible cette épopée du combat pour la liberté de presse, ce ne sont pas les seuls professionnels du journalisme, au demeurant nullement unanimes sur le principe. En plus de ces citoyens impliqués dans la vie nationale qui ont fait la masse des lecteurs des journaux (les télés ayant été encadrés dès leurs naissances), il est plus juste de partager le mérite de ces « trente glorieuse » avec toutes ces catégories dont l’engagement politique et social a contribué à créer un contexte de promotion des libertés en général et de la libre expression en particulier.
La tournure récemment prise par la carrière de maître Bourayou a quelque chose de révélateur quant au cheminement de la notion de la liberté de la presse : des « responsables » qui, autrefois offusqués par nos insinuations accusatrices, nous « trainaient devant les tribunaux », selon l’expression consacré, faisaient hier appel à son talent pour les aider à se délier des crimes de corruption et de dilapidation qui leur sont imputés.
Cette conversion du « maestro » – pour ainsi dire, car l’avocat, s’il se spécialise parfois, n’en a pas moins vocation à défendre tous les justiciables – est significative de l’évolution de notre illusion démocratique : qu’une presse n’ait plus besoin d’avocats est révélateur de son état. Et de l’état de son contexte.
Adieu, maître ! Tu as fait plus que ton devoir. Adieu l’ami !