Cet entretien a été réalisé par Mahmoud Mroueh et publié en arabe dans Al Morasel. Nous en publions une traduction ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Je me rappelle d’une phrase de l’intellectuel marxiste égyptien Mohamed Naeem, dans un article publié il y a plus de trois ans: « Certains oublient que l’origine de l’hostilité arabo-israélienne, c’est la présence même d’Israël et non la tragédie palestinienne qui en découle ». La cause palestinienne en ce temps-là, en février 2020, se liquidait dans les enchères des concessions du « deal du siècle » et le monde arabe se préparait à une série d’accords de normalisation.
Ce processus, bien qu’il commençait à s’ancrer dans la géopolitique de la région, n’a été déraillé que par la défaite israélienne, le 7 octobre, sur les plans militaire, sécuritaire et du renseignement. Ainsi agit la guerre en cours: derrière une propagande israélienne dominante et au milieu d’une étreinte occidentale presque existentielle d’Israël, la guerre redéfinit le postulat: « l’origine de l’hostilité (…) est la présence même d’Israël ».
Les informations ce jour-là auraient sans doute été réitératives, avec des analyses et des fuites dans des journaux hébreux et occidentaux à propos d’un imminent accord avec les États-Unis et Israël censé « tout » changer au Moyen-Orient. Mais nous nous sommes réveillés sur une crue de flashs d’infos et de vidéos documentant des événements dont nous avons su plus tard que ce sont plutôt eux qui allaient « tout changer ».
« J’ai vu sur les réseaux des amis qui n’avaient pas du tout une réputation d’optimistes écrire des tweets et des posts avec une certaine dose de bonheur… je n’ai rien compris! », explique Mohamed Naeem, connu ces dernières années pour ses écrits sur le site égyptien Al Manassa et sur Mada Masr auparavant. Il n’a pas pu suivre les premières heures de l’événement « à cause d’un voyage et du décalage horaire », mais « arrivé chez moi, j’ai ouvert Twitter et des sites d’informations, j’ai réalisé ce qui se passe, que c’était une guerre et non une simple opération, car la portée était très large selon les premiers éléments d’information ».
Naeem affiche une préoccupation constante à cause de l’échec de la révolution égyptienne et du printemps arabe en général après y avoir participé et cru. Il prend une position personnelle vis-à-vis de chaque guerre contre Israël. « Je viens d’une famille de Suez qui a subi le déplacement forcé suite à la guerre de 1967 », dit-il. Il prend soin cependant de ne pas se mettre à la place d’un enfant de Gaza au moment de traverser la barrière et de mettre les pieds derrière les lignes de l’ennemi: « Je ne peux pas me mettre dans sa peau et imaginer sa conscience de soi, sa vie (…) je n’ai pas passé une vie à l’intérieur d’une prison, surveillé 24 heures par jour ». Il ajoute: « Je crois que si une personne arrive à quitter les murs de ce vaste ghetto par la force des armes, toute forme de comportement humain peut lui échapper…la vengeance comme la pitié, le pardon comme la cruauté. C’est à lui de décider ».
Il y avait « un sentiment de fierté qu’une opération vaste et organisée ait pu être exécutée » né lorsque le torrent d’informations s’est abattu. Et une peur? « Je n’avais pas peur parce que, à mon sens, la région est dans un état léthargique, les gens y sont tellement écrasés que la peur ne signifie plus rien ».
- Pourquoi ? Quelle était votre vision du Moyen-Orient à la veille du 7 octobre ?
Je voyais une nation arabe dont la majorité des peuples avait atteint un degré avancé de désintégration, même si les causes et les façons diffèrent. Il y a des peuples dont la révolution démocratique et sociale a été détruite et un pouvoir militaire est venu diriger la contre-révolution comme en Égypte, et en Tunisie à un degré de vulgarité moindre. Il y a également des peuples qui ont subi et subissent un génocide à l’heure où, en parallèle, une réconciliation et une normalisation avec leur génocide et leur éparpillement est en cours, comme dans le cas de la catastrophe syrienne.
D’autres peuples dans la région vivent le démantèlement de leurs liens et l’intensification des conflits entre leurs composantes, les ramenant au stade précédant l’Etat-nation, comme au Yémen, en Libye et au Soudan. Tout ceci au profit du néant politique, uniquement pour que le conflit sans horizon se perpétue.
Le plus dangereux est que, à cause de tout ceci, et en parallèle, d’autres composantes arabes disposent des disponibilités financières et des capacités d’investissement qui leur ont permis d’intégrer l’univers financier et économique occidental et la structure capitaliste globalisée. Elles œuvrent pour se créer un ancrage et une domination sur ce malheureux paysage arabe, et même pour investir dans sa ruine et exploiter son état lamentable et le crash de sa politique et de son discours. On voit ceci parfaitement chez les Émirats impulsifs et le Qatar insaisissable et l’Arabie Saoudite prudente de par le poids de son rôle et sa centralité.
Tout ce qui a précédé prend des formes différentes et disproportionnées, mais elles ont pénétré tous les niveaux. De la domination sur le domaine numérique arabe ou l’hégémonie sur l’ensemble des paysages médiatique et culturel arabe jusqu’à la présence dans les plans de reconstruction de la Syrie détruite sur les cadavres de ses enfants, en passant par l’étranglement économique du Liban et la quête de racheter les biens publics égyptiens, et le financement des guerres au Soudan, en Libye et au Yémen. Ce ne sont que des exemples aléatoires sur la diversité de leurs impacts.
Je vois donc une région dans un état pire que ce que pourrait y causer une guerre comme régression ou comme ralentissement de la marche vers sa renaissance, que Dieu nous en garde! Les guerres d’Israël contre nous par le passé ont été une des causes du ralentissement du développement et de la croissance de certains pays dans la région, dont mon pays, l’Égypte. Je pense qu’aujourd’hui, pour Israël, il n’y a pas de marche arabe vers le progrès qu’elle pourrait entraver, car en réalité, ce sont ses propres plans qui risquent maintenant d’être entravés, précisément son partenariat stratégique avec les Émirats, et possiblement avec l’Arabie Saoudite.
Car en Egypte, une bonne partie des classes moyennes et inférieures commence à s’approcher réellement du seuil de la faim. En Iran, les citoyens investissent les rues de leurs grandes et petites villes pour protester, des centaines d’entre eux, probablement des milliers, ont été tués ces cinq dernières années. Au Liban, la situation économique est d’une laideur abyssale. Nous savons ce qui est arrivé aux Syriens, devenus un cas d’école et une illustration des ravages et de la déshumanisation subis par les habitants de cette région.
Voilà l’état des lieux. Il est tentant pour Israël afin de faire baisser la valeur de la présence palestinienne jusqu’à l’abîme, jusqu’au génocide, ce qu’elle ne pouvait faire auparavant. Mais ce que ne réalisent pas les Israéliens, c’est qu’ils vont eux aussi payer un prix très cher. Ils vont eux aussi devenir des statistiques et des chiffres, car ils ne sont pas une exception, même s’ils pourraient le croire.
On ne peut aussi regarder l’image actuelle sans prendre en compte le contexte international dans sa globalité. Il y a eu une acceptation, une banalisation du fait de faire éclater une guerre en pleine Europe dont le prix, jusqu’ici, est près d’un demi-million de personnes entre morts et blessés, entre la Russie et l’Ukraine. Nous vivons dans un monde où les guerres et leur déclenchement ne font plus peur. Il est devenu habitué à la guerre, et les États-Unis soit ils déclarent des guerres dans le monde, soit ils alimentent leur déclenchement et leur continuation. La Russie, de son côté, ne trouve aucun souci à commettre des actes génocidaires sous prétexte qu’elle est menacée dans son existence.
Il y a également une crise immanquable qui se complique de plus en plus et dont souffre la structure capitaliste mondiale depuis 2008. Elle ne s’est pas intensifiée mais elle n’a pas été traitée non plus et n’a pas disparu. La pandémie du coronavirus est venue déclarer sa reprise, et avec violence. La catastrophe, c’est d’essayer de régler cette crise avec la même ancienne-nouvelle et stupide solution, c’est-à-dire en provoquant des crises politiques où les armes imposent leur diktat pour que la composante militaire de l’empire capitaliste se rétablisse. Je désigne ici précisément l’armée américaine. Ceci d’une façon qui arrange le capitalisme américain – qui représente à lui seul le quart de l’économie mondiale – et l’aide à imposer ses conditions économiques sur ses partenaires avant ses ennemis. C’est ce qui arrive actuellement. Les États-Unis sont en train de militariser à nouveau le monde alors que celui-ci possède mille fois les moyens de son anéantissement nucléaire.
Nous ne pouvons par conséquent nier ou ignorer le contexte mondial complètement turbulent, ni que l’implosion de ses maillons les plus faibles, dont Israël, échappera à tout contrôle. Et personnellement, je ne peux appréhender le 7 octobre séparément de cette instabilité grandissante. Ainsi, et soudainement, une annonce est faite il y a un mois concernant la mise en place d’une nouvelle route commerciale qui commence en Inde et se termine chez nous, dans la région. À Tel Aviv. Elle passe par les Émirats et lie l’Arabie Saoudite et la Jordanie par voie ferrée. Et l’annonce est faite par les Américains comme s’il s’agissait d’un cadeau offert à l’humanité entière.
Ainsi, et soudainement, le flux commercial dans la région et dans le monde est recomposé séparément des Palestiniens et de pays comme l’Égypte, l’Iran et la Turquie. Par définition, ce sont les axes commerciaux qui créent les axes politiques. Or, on annonce subitement un projet dont l’importance équivaut à celle de la découverte de la route du Cap de Bonne-Espérance ou de la construction du canal de Suez!
Dans ce contexte et implicitement, ceci annonce la fin de la question palestinienne, comme si personne ne vivait là-bas! En quoi est-il donc étrange que la prison de Gaza se fasse exploser?
- Ce contexte complexe explique-t-il la décision du Hamas de jouer toutes ses cartes d’un coup?
Les Palestiniens n’ont aucune carte mis à part celle de revenir au devant de la scène, même si c’est à travers un acte suicidaire. L’autorité palestinienne en Cisjordanie n’est plus qu’une police israélienne affiliée, triste à un point insaisissable. En même temps, le mouvement Hamas, bien que possédant une force militaire qui a bien fait ses preuves à bien des épreuves, reste sans cerveau politique qui lui permettrait de prendre le leadership des Palestiniens et être digne de la situation, sans parler du fait qu’il est dans l’incapacité d’intégrer un cadre plus large représentant le mouvement national palestinien.
L’origine de ce moment d’explosion est donc le fait que la situation politique palestinienne vit une crise au niveau de la politique et du discours. Elle nécessite des efforts et un leadership politique qui dépassent le cadavre d’Abu Mazen (Mahmoud Abbas) et l’index d’Ismail Haniyeh. Au final, Mohammed Deif (chef des Brigades d’El Qassam, ndlr) avec son rôle de héros, ne pourra prendre les rennes de la cause palestinienne, ni depuis le sous-sol ni sur le sol.
L’action politique palestinienne ces dernières années était portée par les Palestiniens à l’intérieur d’Israël. Ils étaient contrés, en tant que autochtones, sur le terrain de la revendication d’égalité dans un État d’apartheid qui affirme sa judaïté et ne se soucie de rien. Ceci se produisait alors que les plans israéliens paraissent beaucoup plus catastrophiques que les limites de ce discours “civil” qui mise sur la conscience du “monde civilisé”.
La scène politique palestinienne est donc confuse. Depuis cette confusion, cette dislocation et cette absence de vision claire pour affronter l’état de fait israélien, le Hamas a poussé les questions vers l’avant en créant une grande crise, en déclarant une guerre suicidaire à un moment où Israël avait de fait atteint un stade de lycanthropie totale et névrosée, rendant le pays invivable.
- Quelle était la situation en Israël la veille du 7 octobre ?
J’ai été un grand observateur d’Israël par le passé, mais en tant qu’acteur politique égyptien, j’ai été complètement absorbé par la révolution égyptienne et le printemps arabe de 2009/2010 et jusqu’en 2014/2015. En réalité, quand j’ai repris mes observations à nouveau, le pays m’a paru tout autre, en décadence, comme s’il avait exploité l’échec du printemps arabe pour libérer sa droite. Cette dernière a viré encore plus à droite, à la limite du sionisme religieux et militaro-religieux, avec tout ce que cela implique… et même jusqu’à bord de leur propre désintégration. Nous avons vu de nos propres yeux durant les mois précédents des combats de rue dans lesquels la droite la plus extrémiste accusait la droite un peu moins extrémiste de recevoir des financements étrangers, des États-Unis et des organisations suspectes de la société civile!
Israël est devenu un pays où les stars montantes de la politique sont des gens comme Itamar Ben Gvir, un kahaniste. Une bonne partie de la composante principale du pouvoir israélien aujourd’hui appartient à la référence du mouvement Kach, qui était classée comme mouvement de droite terroriste en Israël même, du temps de Yitzhak Shamir durant les années 1980.
Il me paraît que cette entité est devenue un endroit sur le bord de l’implosion, à la faveur d’un comportement fou d’un genre ou un autre, tournant autour d’un acte génocidaire expulsant les Palestiniens de l’intérieur de la ligne verte.
- Mais est-ce que son armée était prête à entrer dans une guerre qui pourrait s’élargir sur plusieurs fronts?
L’armée israélienne est professionnelle et organisée. C’est ce que nous avons vu durant les guerres précédentes qui nous ont opposées. Et je ne suis pas un fan du dénigrement masculiniste arabe qui qualifie ses membres de lâches ou de choses semblables. Cette armée nous a battu plusieurs fois. Mais ce que je sais très bien, c’est que si l’État d’Israël veut gagner une guerre, il doit préalablement en déterminer l’objectif, la zone, la portée, le timing et la durée. L’absence d’un seul de ses facteurs réduit ses chances de victoire.
Malgré la supériorité de la puissance de feu virtuellement illimitée d’Israël, comparée à celle des Brigades d’El Qassam, le pays ne maîtrise pas en ce moment les facteurs de la portée, la durée et l’objectif. Israël a toujours eu besoin d’une guerre de courte durée, un coup d’éclat rapide qui atteint tous ses objectifs pendant la durée déterminée. La forme unique et idéale pour une victoire d’Israël est celle de la guerre de 1967, c’est-à-dire en envahissant une large superficie de terrain en quelques jours alors que la deuxième partie s’écrase complètement et annonce son retrait de la bataille. Sur cette base, je ne sais pas à quoi exactement l’armée israélienne était prête.
Cependant, ma conviction reste que sa propre doctrine, stable depuis longtemps, appréhende avec une grande prudence le coût humain, au point d’investir en des systèmes automatisés de défense, alors que l’armée est actuellement face à nouveau seuil, celui de combattants palestiniens suicidaires… quel est donc l’objectif après les avoir écrasés? En supposant qu’elle va y arriver! Il me paraît donc que l’objectif israélien dans cette guerre est très confus et inatteignable vu les facteurs qui répondent aux normes reconnues d’une victoire israélienne. Ou alors nous sommes devant un nouveau tournant qui va recomposer ces facteurs!
- Quel serait l’impact du prolongement dans le temps de cette guerre sur la cohésion de l’entité sioniste ?
Nous sommes encore au début de la guerre mais je ne vois Israël à l’avenir que comme une entité déséquilibrée incompatible avec une vie ordinaire. Un contexte militaire, vigilant, le doigt sur la gâchette.
Je crois que cela va complètement vider le pays de certaines composantes: l’intelligentsia, les intellectuels, la gauche et les non-idéologues en général. Il restera ceux qui n’ont pas le choix, en raison de leur lieu de naissance et du fait de ne pas disposer d’une autre nationalité, en plus des fanatiques religieux et les Mizrahim qui sont originaires du Moyen-Orient de toute façon. C’est un mélange qui rend possible une mobilisation mêlant religion et obsession nationaliste à la préparation salutaire, dominé en même temps par le caractère oriental.
Un État encore plus brutal, plus autoritaire, plus militarisé, invivable selon les normes d’un citoyen européen et occidental. Israël sera semblable aux colonies construites en Cisjordanie, appelée à être entièrement lycanthrope, prête à la destruction et au salut en même temps. Ceci est ma vision si la guerre se prolonge dans le temps ou pour les années qui vont suivre.
Ceci dit, à mon avis, cette situation va mener à davantage de dépendance du pouvoir américain, ce dernier étant le garant officiel de la question juive dans le monde. Aux dernières analyses, la majorité écrasante des juifs dans le monde sont distribués entre Israël et les Etats-Unis. Je crois, et ce n’est qu’une opinion à ce stade, que plus le visage du colon armé et son image deviennent le visage et l’image d’Israël lui-même, plus l’influence américaine dans le pays va augmenter pour réguler le déchaînement qui s’ensuit. Ce déchaînement pourrait s’exprimer à travers des conflits internes ou à travers des tentatives d’expulser les Palestiniens de l’intérieur, ou à travers toute autre forme de délinquance… Et ceci pourrait être une boutade, mais l’histoire pourrait se répéter et le mandat britannique en Palestine de se mettre sous le drapeau américain.
- Quelles sont les transformations au Golfe qui ont influencé ce qui se passe à Ghaza? Et comment?
À mon sens, les pays du Golfe, qui apparaissent désormais victorieux sur les décombres du printemps arabe, sont un cas accélérateur qui exploite la défaite de ces peuples pour asseoir les piliers d’un nouvel ordre régional où l’argent du Golfe joue le rôle dominant, politiquement et économiquement, et impose sa vision aux peuples, de leur valeur et des limites de leurs libertés.
Nous devons cependant faire la différence ici entre l’Arabie Saoudite d’un côté et les Émirats et le Qatar d’un autre. Les cas du Qatar et des Émirats sont ceux d’États-corporations. Seule une fine minorité de leurs habitants dispose de la nationalité du pays, ils y vivent comme des détenteurs d’actions dans l’État-corporation. Mais l’Arabie Saoudite, selon les dernières analyses, est un pays contenant des interactions, des forces. Le pays est bien évidemment géré par une monarchie absolue avec un système sécuritaire féroce, mais il reste que des dizaines de millions de Saoudiens vivent sur la péninsule arabique, au Nejd, au Hedjaz et dans la région orientale. Il y a dans ce peuple des courants, des caractères et des tendances qui diffèrent et peuvent produire un Oussama Ben Laden ou un Juhayman al-Otaibi, comme ils peuvent enfanter un Abdul Rahman Munif.
Ceci s’applique quelque peu au Koweït aussi, bien qu’il soit plus petit, et au Bahreïn également qui a connu un soulèvement aux premiers jours du printemps arabe.
Le Golfe œuvrait avant le printemps arabe à se renouveler et à mettre à jour ses structures sociales calmement, face aux accusations de terrorisme qui les voyaient comme une source de l’obscurantisme islamiste, etc. L’équation a changé depuis avec la généralisation du mode de gouvernance autocratique moderne et néoliberal dans l’ensemble de la région, dans des formes qui ressemblent à celles en vigueur dans leurs pays.
Cet état de fait impacte Gaza dans le sens où il a été un accélérateur, un passage au-dessus de l’existence de l’enclave, sous le thème de « nous voulons créer une ligne Abu Dhabi ou Dubaï-Tel Aviv, et puis c’est tout ». Ou que Mohamed Ben Salmane sorte et déclare que nous avons besoin d’une réponse à la question palestinienne qui allège certaines restrictions pour les Palestiniens. Il n’est donc pas dans l’optique de liquider la cause palestinienne, il est plutôt dans celle de passer dessus avec des bottes !
De ce point de vue là, mon opinion est que Ghaza s’est faite exploser dans le paysage régional. Elle s’est suicidée. Elle a déclaré une guerre suicidaire, et ainsi, elle a croisé des intérêts régionaux dont les plus notables sont ceux de l’Iran qui à mon sens a besoin d’une crise régionale et probablement d’ouvrir de nouveaux fronts comme la Syrie, le Liban et l’Irak pour faire face à un problème interne.
- Comment lire la position saoudienne et émiratie vis-à-vis de cette guerre?
J’ai déjà évoqué le projet de la ligne commerciale reliant l’Inde à Israël en passant par les Émirats et l’Arabie Saoudite. C’est un projet de nature à changer la région et le monde, et peut déclencher des guerres s’il ne fait pas partie d’accords régionaux où toutes les parties sont sur la même longueur d’onde. Je considère donc que la position de l’Arabie Saoudite n’est pas claire actuellement, je ne peux pas trancher. Étant le plus grand pays du Golfe et le plus grand pays arabe du Moyen-Orient, il reste organiquement cohérent, car il dispose d’une grande marge de manœuvre.
Il est possible qu’Israël puisse continuer à vouloir normaliser ses relations avec l’Arabie Saoudite, mais pourquoi l’Arabie se précipiterait-elle alors qu’il est possible qu’Israël paye un prix plus élevé aux Palestiniens en échange? Aux dernières analyses, l’Arabie Saoudite ne serait pas contre de meilleures conditions de vie pour les Palestiniens, tant qu’ils sont sous son aile. Je crois que le royaume va tenter de se frayer une place médiane entre les différentes parties afin d’avoir un mot tranchant à dire aux moments les plus cruciaux du conflit, et ainsi tirer profit de toutes les issues.
Il y a également une différence entre la position saoudienne et celle émiratie. Ce dernier a pris des pas sur le chemin de la normalisation dont je ne mesure pas la portée et sur lesquels je n’ai pas de données. Et je ne comprends pas où en sont les horizons de collaboration et de coordination et de chevauchement dans les affaires et dans l’aspect sécuritaire.
- Si l’on évoque l’Égypte, comment réfléchit son cerveau à propos de cette guerre et à propos de Ghaza en général? Et d’ailleurs, qui est aujourd’hui ce cerveau, c’est à dire quels en sont les pôles institutionnels?
Je pense que la clé principale pour comprendre la rapport de l’Egypte envers Ghaza actuellement serait la reconnaissance du Caire de l’indépendance de la décision nationale palestinienne suite à la défaite de 1967, qui a changé la relation entre Gamal Abd el-Nasser et Yasser Arafat, d’un rapport de scepticisme vers du soutien. L’Égypte après 1967 a reconnu que l’Organisation de libération de la Palestine était le représentant palestinien légitime, et qu’il y avait un peuple palestinien et non un peuple arabe en Palestine qui formerait le fer de lance du projet unitaire arabe.
L’Égypte veut que Ghaza reste sous le contrôle des Palestiniens, et elle n’est pas du tout prête à renoncer à cette position. L’Égypte ne veut pas contrôler Ghaza, et elle ne souhaite pas contrôler Ghaza. Le pays subirait de gros dégâts s’il se retrouvait avec entre les mains la tâche d’administrer une bande où vivent deux millions de personnes et des dizaines de milliers d’hommes armés, dont des milliers d’éléments d’élite bien formés. C’est une perspective qui peut menacer et même peser lourdement sur l’équation politique à l’intérieur même de l’Égypte. Ceci est la ligne rouge la plus épaisse, quelles que soient les tentations ou les pressions.
En deuxième lieu, la raison de l’idée précédente est que l’Égypte a appris la leçon d’être responsable de la bande de Ghaza alors qu’il y a du travail fidai palestinien. Ceci a été une des raisons de la guerre de 1956. Pourquoi Israël a-t-elle attaqué en 1956? Parce que les Fidayin palestiniens, sous la direction d’un officier égyptien nommé Mustapha Hafiz, ont mené la vie dure aux Israéliens durant quatre ou cinq années. Cela a fini par devenir une des justifications qui a poussé Israël à se joindre à la Triple agression (Expédition de Suez, ndlr) avec les Anglais et les Français.
Mais pour revenir à la question du cerveau institutionnel égyptien et ses pôles, mon avis est qu’il n’y a pas de pôles. L’État égyptien a toujours été ainsi, depuis 1967 et l’État de juillet (issu de la révolution nassérienne du 23 juillet 1952, ndlr), ses incarnations sécuritaires et souveraines réfléchissent de la même manière, qu’il s’agisse de l’armée, des renseignements ou de l’Intérieur. Tout.
Peut-être que l’armée et les renseignements sont plus spécialisés, étant donné qu’il ont un accès détaillé aux dossiers israélien et palestinien et qu’ils disposent de spécialistes en la matière, mais le plus important c’est qu’ils ont le monopole des bonnes informations.
Il ne faut pas sous-estimer le fait que la réalité régionale actuelle se repose à la base sur les accords de Camp David entre l’Égypte et Israël. Ces derniers représentent l’entente la plus stable et la plus durable dans la région depuis près de 50 ans. Altérer cet équilibre est une toute autre histoire. Il faut aussi rappeler que la paix entre l’Égypte et Israël n’est pas une “paix des braves” comme l’a déclaré Anwar Sadat. Elle ressemble à une paix des serpents, en réalité. Une paix ancienne et enracinée et un legs de collaboration et de coordination sécuritaire et d’affaires mutuelles, mais c’est une paix entre ennemis en même temps, ou chaque partie comprend parfaitement son inimitié envers l’autre, qu’il s’agit d’une hostilité structurelle, au coeur de leurs existences. C’est une hostilité qui peut s’exprimer soudainement et à tout moment.
Ici je voudrais aborder quelque chose au-delà de Ghaza. Le monde et la région interagissent avec l’Égypte, comme si c’était une évidence et depuis des décennies, en tant que « force de paix » et de stabilité dans la région. Une question: quelles sont les garanties de la pérennité de cette évidence à l’heure où toutes les frontières de l’Égypte sont enflammées ? Le Soudan et la Libye et désormais Ghaza.
Pourquoi la présence de « l’Égypte pacifique » est prise pour acquis alors qu’elle fait face à des défis existentiels aux sources du Nil, d’autres défis existentiels au niveau de sa finance générale et de son économie ? Cette région et ce monde ignorent encore l’image d’une Égypte comme « force de destruction et d’escalade » et c’est une perspective qui pourrait coûter très cher, au niveau local tout comme sur le plan régional et mondial.
- Comment voir les calculs des autres puissances régionales ?
Je ne suis pas expert de chaque partie, mais ce qui est certain, c’est que toutes les parties dans la région, à l’exception des Émirats et ensuite de l’Arabie Saoudite et Israël, sont des acteurs en crise: crises économiques, crises locales avec leurs peuples… Ce qui rend le déclenchement des guerres probable, c’est leur attrait comme idée qui peut traverser les esprits de plusieurs parties différentes au même moment en tant qu’une porte de sortie des crises ou d’entrée de profits et d’avantages.
Si l’on prend l’Iran par exemple et le système de la République islamique qui fait face à de larges révoltes populaires courageuses avec beaucoup de sacrifices depuis plus de trois ans…peut-être que certains piliers de ce système souhaitent une escalade américaine et israélienne contre leur pays. Qu’est ce qu’ils ont à perdre ? En échange, ils sauront comment unifier un large secteur de leur front interne et neutraliser leurs opposants en favorisant un chauvinisme nationaliste perse et islamique qui puise dans le patrimoine et le vocabulaire de libération nationale et d’anti-impérialisme. C’est ce qui, à mon avis, fait que les Américains débarquent assez rapidement dans la région et déclarent que cette guerre est la leur, soit pour la contenir ou pour élargir son champ.
- La résistance palestinienne est-elle menacée d’expulsion cette fois aussi, c’est-à-dire un scénario comme celui de Beyrouth en 1982?
Si vous voulez dire la résistance armée, elle ne peut être expulsée comme cela a été le cas de la résistance palestinienne au Liban. Les Palestiniens se battent sur leur terre actuellement et non aux camps des réfugiés. Mais si vous parlez du déracinement du Hamas en particulier, je pense que la situation organisationnelle palestinienne est capable de se reproduire, du moment qu’elle est sur sa terre et parmi les bastions sociaux et populaires qui lui donnent lieu. La résistance palestinienne n’est pas une décision politique d’un acteur régional, elle peut se poursuivre du moment qu’elle n’est pas complètement soumise à l’occupation totale et quotidienne d’Israël.
Par contre, si vous parlez de son expulsion vers le Sinaï, il faut savoir que même si Israël et les États-Unis font pression dans ce sens, cela ne veut pas dire que l’idée va se concrétiser. C’est une perspective qui menacerait sérieusement la paix avec l’Égypte. Tout scénario américain qui a l’air prêt et préparé n’est pas forcément mûr ou intelligent ou faisable, même s’il est imposé par la force à un moment donné.
Supposons par exemple la réoccupation de Ghaza par Israël et le placement d’un pouvoir “collaborant” avec elle, et c’est une option difficile à mon avis et si elle arrive elle ne pourra survivre que quelques années. Imaginons aussi le déplacement des Palestiniens de quelques kilomètres à l’intérieur de l’Égypte, est-ce que cela voudrait dire que l’histoire est finie?
L’idée que l’Égypte va gouverner militairement les Palestiniens à la place des Israëliens est une idée abyssalement stupide. Le scénario le plus probable ici, c’est de déplacer les Palestiniens de quelques kilomètres et de perdre la paix avec l’Égypte d’ici quelques années. Quel génie!
Les Palestiniens ont quitté Beyrouth en 1982, mais les hommes du Fatah et de Abu Jihad étaient proches du réacteur de Dimona quatre années plus tard, alors que la première Intifada en était à ses débuts.
- Pour conclure, quel impact voyez-vous sur les régimes autocratiques de la région, surtout si cette guerre dure dans le temps et que l’assise populaire de mobilisation solidaire avec la résistance et les habitants de la bande s’élargit?
Ceci va déterminer comment ces régimes vont agir et comment ils vont diriger leur positionnement dans ce conflit, en plus de l’impact matériel, moral et émotionnel de la guerre et ses prolongements sur la vie quotidienne des habitants. Mais je ne peux pas généraliser et je ne peux donc que parler de l’Égypte.
À mon sens, en ce qui concerne l’Égypte, cette guerre va remettre sur la table le lien entre la cause nationale, la libération nationale et le rapport à l’impérialisme et ses représentants dans la région d’un côté, et la question sociale et des libertés et de la démocratie d’un autre côté. C’est-à-dire qu’il sera difficile de les séparer, surtout après que le discours libéral américain et ses symboles aient montré un visage extrêmement hideux en méprisant notre existence même en tant qu’humains. Ceci va renvoyer les gens vers des positions très extrêmes selon toutes les tendances: nationalistes, de gauche, islamistes, tout le monde.
Nous sommes encore au tout début, mais quand les gens auront eu le temps de contempler ce qu’ils sont en train de vivre, cette folie officielle actuelle, ainsi que l’alignement qui nous met dans le rang des “sous-humains”, avec facilité et froideur, je ne sais pas ce que cela va produire comme discours et comme mobilisation!