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ANEP : une régie digitale pour appâter de nouveaux rentiers de la presse

Bras financier de la police politique en Algérie, l’ANEP travaille d’arrache-pied pour mettre en place une régie digitale. L’idée a germé pendant les dernières semaines de Bouteflika.


 « C’est un défi pour l’Algérie tout entière, dans la mesure où elle provient souvent de pays étrangers et qu’elle permet de diffuser des insinuations calomnieuses et injurieuses, de propager des idées subversives, voire de s’attaquer ouvertement et sans scrupule à notre peuple et à notre pays. »

Cette sentence de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, prononcée le 22 octobre 2016 à propos de la presse électronique, résume bien la conception que son régime se faisait de la presse indépendante ou échappant à son contrôle. Elle continue d’ailleurs à définir, selon la même logique liberticide, les médias électroniques dans l’« Algérie nouvelle ».

Le régime Bouteflika, qui utilisait la publicité institutionnelle comme levier stratégique pour contrôler la presse, s’était rendu compte, tardivement, que la force de frappe des sites d’information et des réseaux sociaux avait surpassé celle de la presse écrite. Et pour les promoteurs du cinquième mandat, il fallait arroser le Net d’argent public pour le faire passer.

« C’est le même esprit prévalant au lancement de ce projet par les communicants de Bouteflika qui anime l’ « Algérie nouvelle » dans son entreprise d’appâter les rentiers du secteur »

Ainsi a germé l’idée de créer une régie publicitaire digitale au sein de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP).

En mars 2019, cette agence publique, qui gère le portefeuille publicitaire de l’opérateur national et distribue une partie de l’aide de l’État à la presse sous forme d’annonces légales, a mandaté une société privée, Med&Com, pour mettre en place et gérer, en son nom, une régie publicitaire digitale.

Le recours à cette sous-traitance, confiée à la première régie digitale du pays, répondait à l’urgence de soutenir le projet du cinquième mandat, en plein soulèvement contre Bouteflika. Elle devait permettre à l’ANEP de faire ses premiers pas sur internet dans un contexte marqué par l’explosion des médias en ligne et l’influence croissante des réseaux sociaux sur l’opinion publique.

Cette régie digitale de l’ANEP a été mise en veilleuse après la chute de Bouteflika — le contrat avec Med&Com ayant été résilié dans le sillage de la désintégration du clan présidentiel — mais elle n’a pas pour autant été enterrée.

C’est d’ailleurs le même esprit qui animait les communicants de Bouteflika lors du lancement de ce projet qui inspire aujourd’hui l’« Algérie nouvelle » dans son entreprise d’attirer les rentiers du secteur.

Dans ce dispositif, la Direction des médias du ministère de la Communication joue le rôle de courroie de transmission entre le pouvoir politique et le ministre de la Communication, réduit à un simple préposé au guichet. Ce dernier justifie souvent, avec zèle, les choix arrêtés par le pouvoir.

L’actuel ministre avait annoncé, à l’été dernier, « la mise en place de 15 critères objectifs pour bénéficier de la publicité publique ». « Ces critères devront être appliqués à partir de janvier 2021 », avait-il précisé.

Or, ces critères, énumérés par l’ancien PDG de l’ANEP, Larbi Ounoughi — limogé pour avoir révélé une partie des sommes attribuées à des journaux sans audience — n’obéissent à aucune logique de concurrence entre producteurs de contenus. Ils se réduisent à un simple dossier administratif qu’une pizzeria pourrait fournir, accompagné d’un ticket de patriotisme soumis aux humeurs des maîtres-censeurs.

Passer par l’ANEP pour éviter le limogeage

La distribution inéquitable des ressources publicitaires publiques a toujours constitué l’outil privilégié du pouvoir pour museler la presse. Cet interventionnisme, institutionnalisé par une décision d’Ahmed Ouyahia, alors chef du gouvernement, en août 2004 — soit quatre mois après la réélection de Bouteflika pour un deuxième mandat —, s’étend désormais aux médias électroniques.

Cette décision énonce dans son article premier :
« La publicité et les annonces des administrations publiques, des entreprises publiques économiques, des établissements publics à caractère industriel et commercial et des établissements publics doivent être acheminées, traitées et contractualisées exclusivement par le canal de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP). »

Elle instruit également les organes sociaux des entreprises publiques, des banques publiques ainsi que des caisses et mutuelles publiques à prendre les résolutions nécessaires pour en garantir l’application.

Enfin, l’article 7 charge l’ANEP d’assurer le suivi et la dénonciation des ordonnateurs contrevenants auprès des services du chef du gouvernement :
« La Direction générale de l’ANEP est chargée du suivi du respect de la présente décision par les ordonnateurs d’annonces et de publicité et de signaler, par un état mensuel aux services du chef du gouvernement, toute violation des termes de l’article premier ci-dessus. »

« La nature maffieuse du régime ne permet pas à ces entreprises de fonctionner selon les règles du marché »

Cette décision, renforcée par un décret présidentiel en 2010 puis par le code des marchés publics, a fait de l’État un acteur majeur du marché publicitaire à travers les annonces légales, consolidant ainsi l’influence du pouvoir politique, notamment en période de crise économique.

« Le recours à la publicité par voie de presse est obligatoire dans les cas suivants : appel d’offres ouvert, appel d’offres restreint, appel à la présélection, concours et adjudication », stipule l’article 45 du décret 10-236 portant réglementation des marchés publics.

Ce décret a toutefois dispensé les entreprises publiques exposées à la concurrence de cette obligation, leur laissant la liberté de choisir les supports les plus adaptés pour diffuser leurs publicités commerciales.

Cependant, la nature mafieuse du régime empêche ces entreprises de fonctionner selon les règles du marché : il est mal vu d’acheter des espaces publicitaires auprès de journaux indépendants. Et, par crainte d’un limogeage, les responsables préfèrent passer par l’ANEP, véritable bras financier de la police politique.

Peu avant la promulgation de la décision de Ouyahia, les grands tirages Le Soir d’Algérie, Liberté, El Watan et El Khabar avaient unilatéralement rompu leurs relations commerciales avec l’ANEP et dénoncé, dans un communiqué commun, un chantage à la publicité.

La décision du « cartel » de la presse — qui, faut-il le rappeler, s’était opposé au deuxième mandat de Bouteflika — était intervenue dans un contexte d’opulence et d’aisance financière. L’argent coulait alors à flot dans leurs caisses : le groupe Khalifa, les opérateurs de téléphonie mobile et les concessionnaires automobiles inondaient la presse de réclames.

Cela avait sorti de l’ombre la Cellule de communication et de diffusion (CCD), dépendant du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), et rendu célèbre, sinistrement, son chef, le colonel Lakhdar Bouzid, alias Fawzi. Le pouvoir politique lui avait confié la mission de favoriser l’émergence de nouveaux journaux pour contrer le courant dominant.

Le résultat fut un échec.

Le fusible annonciateur du démembrement du DRS

Après une parenthèse durant laquelle les six journaux publics publiaient des suppléments de 64 pages d’annonces légales pour absorber la demande des opérateurs publics chargés de l’exécution du plan de rattrapage infrastructurel, des agréments de journaux furent distribués à des éditeurs pour la plupart étrangers à la profession.

À l’exception d’Ennahar, qui a su trouver un lectorat, le reste — des centaines de publications sans audience — n’était qu’un « piège à pub », captant la rente générée par les dizaines de milliers d’annonces légales. Une presse aux ordres, alimentée par les sources officielles, mais totalement inutile au pouvoir qui l’avait fabriquée de toutes pièces.

Quoi qu’il en soit, le colonel Fawzi a été le premier fusible à sauter en juillet 2013. Selon le Dictionnaire du renseignement paru en 2018 chez Perrin sous la direction de Hugues Moutouh et Jérôme Poirot, « l’effeuillage » méthodique des compétences du DRS, amorcé en septembre 2013, avait commencé par le transfert du bureau presse et de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) à l’état-major.

« Ceux qui officiaient au guichet à l’image de Hamid Grine ou encore Djamel Kaouane, étaient moins zélés que le ministre actuel. »

Le démembrement du DRS, peut-on encore lire dans le dictionnaire, s’est poursuivi l’année suivante :
« En octobre 2014, les agents détachés auprès des ministères sont rappelés et le service d’écoute téléphonique est placé sous le contrôle du ministère de la Justice. En septembre 2015, après vingt-cinq ans passés à la tête du DRS, Mohamed Toufik Mediene est mis à la retraite et remplacé par Othman Bachir Tartag, un vétéran du combat contre les groupes islamistes. Enfin, en janvier 2016, le DRS change de nom pour devenir le Département de surveillance et de sécurité (DSS), regroupant une direction chargée de la sécurité extérieure, une direction de la sécurité intérieure et une direction technique. »

La communication officielle a présenté cette « restructuration » — qui portait en réalité les relents de manœuvres politiques destinées à rééquilibrer les pouvoirs au sein du régime — comme « une entreprise de professionnalisation de l’armée et de recentrage des services secrets sur leur cœur de métier ».

Dans ce contexte, il convient de rappeler que ces manœuvres avaient pour prétexte l’attaque terroriste contre le site gazier de Tiguentourine, en janvier 2013. Après le limogeage de Fawzi, Saïd Bouteflika avait pris officieusement le relais pour mobiliser l’argent des annonces légales ainsi que les contributions des opérateurs privés qui lui étaient redevables, au profit des médias amis. Ceux qui officiaient au guichet, à l’image de Hamid Grine ou de Djamel Kaouane, se sont révélés moins zélés que l’actuel ministre.

Enfin, le « bureau presse » (CCD, Ndlr) a été rattaché à la Direction de la sécurité intérieure (DSI) dès la prise de fonction de son nouveau chef, le général Abdelghani Rachedi, en avril 2020.

Ceci dit, le pouvoir sur l’ANEP reste diffus entre plusieurs pôles : le Premier ministère, qui veille à travers les comptes rendus de l’ANEP à sanctionner les ordonnateurs contrevenants ; l’institution militaire, qui distribue via la CCD les « tickets de patriotisme » ; et la présidence de la République, qui assure le marketing du système. Dans ce schéma, la régie digitale de l’ANEP ne devrait que reproduire le modèle rentier déjà éprouvé dans la presse écrite.

Le pouvoir actuel entend perpétuer ce système en se contentant d’éliminer quelques têtes et d’élargir le cercle des rentiers, oubliant que cette aide de l’État à la presse, fondée sur la rente, n’a fait que consacrer la médiocrité et précipiter la chute de son prédécesseur.

Ainsi, la modification de la liste des bénéficiaires — ou son élargissement à d’autres rentiers, comme annoncé avec l’adoption d’un décret sur la presse électronique — ne résoudra pas le problème. Elle ne ferait qu’accentuer la désintégration du système médiatique et, avec lui, celle du système de pouvoir.