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Sur les traces de Charles Martel

Dans les années 1970, les Algériens ont été la cible d’inouïes violences raciales en France. Un club mystérieux au nom légendaire Charles Martel, qui n’a jamais formellement existé, revendiquait les meurtres. Il reste difficile à cerner. Cet article se propose d’inscrire cette sanglante séquence oubliée dans son contexte historique.


Photo de Gozo

« Je ne suis pas raciste, mais maintenant y en a marre des Arabes. Maintenant tu ne peux plus rien faire sans que les Arabes viennent te faire chier (…) Ils arrivent, ils font le petit train entre eux. Mais en plus, que des melons, que des Arabes. Que des A-RA-BES ! Il n’y a pas un blond, un blanc. Un qui est bien comme il faut. Que des Arabes ! (…) Je te le dis franchement, le jour où il va falloir que les Français réagissent et qu’il faille s’armer, je serai le premier à aller faire de la ratonnade ».

Ces propos ne sont pas une réplique tirée du film français « Dupont Lajoie » d’Yves Boisset qui, en 1975, mettait à l’écran le racisme ciblant les travailleurs immigrés nord-africains à une époque où ces crimes bénéficiaient de la tolérance des autorités qui fermaient les yeux face aux expéditions punitives meurtrières, répondant au nom tout aussi évocateur de « ratonnades ».

C’est une déclaration de Christian Tommasini, président du yachting club  de la Pointe-Rouge à Marseille, qui date du 22 février 2021. Elle a été révélée le 27 mars 2021, enregistrement à l’appui, par le média local Marsactu.

Ce fut un scandale. Benoît Payan, maire socialiste de Marseille, suspend les relations de la ville avec le club nautique, le procureur de la République est saisi, les condamnations sont nombreuses, les appels à manifester se sont multipliés et la presse est vent debout.

Christian Tommasini démissionne, en minimisant au passage le caractère raciste de son propos et réfutant la dimension d’incitation à la violence et de haine raciale. Mais, le mal est fait. La cité phocéenne se voit de nouveau rattrapée par le souvenir de ses vieux démons racistes et xénophobes qui, des années durant, ont ensanglanté ses rues, son port, ses usines, ses bases navales, ses foyers, ses bidonvilles et ses cités dortoirs.

L’histoire de l’immigration en France est marquée par ces exactions et ces offensives ciblées et organisées par l’extrême droite et ses complices. Marseille n’était pas la seule ville concernée par ces crimes racistes. Toute la France est presque touchée : Grasse, Toulon, Bordeaux, Metz, Lyon, Paris, Lille.

Impulsée sous la colonisation, l’immigration de la main-d’œuvre algérienne a connu plusieurs statuts, tous aussi précaires les uns que les autres. Les immigrés algériens étaient ces « indésirables » qu’on affublait de quolibets : « melon, ratons, bicots, bougnoules, lumpenprolétariat », hérités de l’époque coloniale qui n’a rien perdu de sa vigueur après l’indépendance du pays. 

« Pas de pétrole, pas de café ! »

Si les accords d’Évian ont changé la nature du cadre organisationnel des rapports officiels entre l’Algérie et la France, la vie quotidienne des travailleurs immigrés algériens n’a pas connu d’amélioration significative. Relégués en périphérie et assignés aux tâches les plus difficiles, ils étaient plongés dans une insécurité quotidienne.

Les rapports très difficiles avec les « Français rapatriés d’Algérie », la violence organisée des Nostalgérie, la crise économique qui s’installe avec la fin des Trente glorieuses, ont créé un contexte défavorable aux étrangers en général, dangereux pour les Africains et les Arabes en particulier, et meurtrier pour les Algériens de manière beaucoup plus spécifique.              

Quarante-huit ans après son arrivée en France, Mustapha Mohammedi, n’a rien oublié de l’ambiance pesante de cette fin d’août 1973 : « Je suis arrivé à Marseille deux jours après l’assassinat du traminot, tué le 25 août 1973. Deux choses m’avaient immédiatement marqué. La première, les ruelles étaient tapissées d’affiches. Il y avait de tout, des appels à manifester, des slogans racistes et des slogans antiracistes. La seconde, un meeting qui se tenait place Charles de Gaulle. Au bout de deux minutes, j’ai eu peur, choqué par la violence des discours. De véritables appels au meurtre contre les Arabes. Et, j’avais noté la présence de personnes armées, des fusils et des flingues dépassant sous leurs manteaux ».   

Le jeune membre de la troupe « Le théâtre 70 » d’Oran, venait d’arriver dans une région, Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), marquée par les violences et les discours racistes, étant la première terre d’accueil des rapatriés d’Algérie, au moment où les souvenirs de la guerre d’Algérie étaient encore vivaces. Onze ans après la proclamation de l’indépendance de l’ancienne colonie, les rancœurs continuaient à se déverser. Et, la nationalisation des hydrocarbures par le président Houari Boumediene, le 24 février 1971, en a ajouté une couche. « Pas de pétrole, pas de café ! » pouvaient s’entendre dire les ouvriers algériens au comptoir d’un bistrot de l’hexagone.

Dans son numéro de février 1971, « Droit et liberté », la revue mensuelle du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP), dénonçait l’impunité dont jouissait l’extrême droite et son hebdomadaire Minute : «Au moment où l’ex-leader de l’OAS Jacques Soustelle fait à Lyon sa rentrée politique, Minute relance (…) sa campagne anti-algérienne. Si les mots ont un sens, François Brigneau, rédacteur en chef de l’hebdomadaire raciste (…), envisage rien moins que la reconquête de l’Algérie : ‘La politique méditerranéenne de la France a toujours été, d’abord, la mise hors d’état de nuire des pirates arabes. Il n’est jamais trop tard pour la recommencer’’ (…) Cette fois encore, il faut bien le constater, les pouvoirs publics, le parquet, sont restés indifférents à la campagne de Minute’’».

Réapparition de l’OAS

Ce climat délétère a fortement orienté les politiques publiques françaises de gestion de la présence étrangère sur son territoire.

L’historien Yvan Gastaut nous désigne les travaux qu’il a consacrés à cette période : « J’ai travaillé sur l’immigration et comment l’OAS réapparaissait en France pour mettre en place un racisme anti-immigré. Je m’étais intéressé aux conséquences que la guerre d’Algérie pouvait avoir sur le racisme anti-arabe dans la France des années 1970. La guerre d’Algérie et la perte de l’Algérie française avaient suscité des attitudes radicales qui faisaient qu’assez bêtement et dans une logique absurde, que les travailleurs immigrés en France étaient une cible potentielle d’une revanche contre la guerre d’Algérie pour les anciens de l’OAS ».

Gastaut parle d’une « mémoire négative » motrice d’un « racisme anti-arabe extrêmement partagé dans la société française à ce moment-là, que les groupuscules de l’extrême droite mettaient à exécution sporadiquement dans des attentats à la bombe, des meurtres et d’autres violences ».

Ainsi, il y a eu un feuilleton de violences pendant toutes les années 1970 où l’on enregistrait des victimes de ratonnades parmi les travailleurs immigrés algériens. Le 1 mai 1971, l’agence d’Air Algérie à Toulouse est attaquée de nuit. Mais, c’est le mois d’août 1973 qui sera particulièrement sanglant.

Le meurtre d’Émile Gerlache, conducteur de l’autobus 72, commis par Salah Bougrine, un Algérien déséquilibré, avait mis le feu aux poudres, déclenchant une véritable vendetta qui se soldera par l’assassinat de onze immigrés algériens parmi lesquels un lycéen de 18 ans, Ahcene, tué le 14 août 1973 par balle tandis que son frère, Mustapha, blessé à son tour, échappe de justesse à leurs douze traceurs. Quatre jours plus tard, Said Mekki, ouvrier algérien, est retrouvé battu à mort. Moins d’une semaine après, un autre algérien, Rachid Mouka, est tué au niveau du chemin de la Nerthe, dans le 16e arrondissement de Paris.

« Bien sûr, on nous dira que l’assassin est fou, car il faut bien une explication, n’est-ce pas, pour satisfaire ceux qui refusent d’admettre que le racisme est arabe avant d’être européen ? (…) La folie n’est pas une excuse (…) Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous Algériens, assez des tueurs algériens ».  

Ce brûlot de Gabriel Domenech restera dans les annales. Il ne l’a pas rédigé pour tractage à la sauvette dans une ruelle mal éclairée de Marseille. Ce texte n’est ni plus ni moins, l’éditorial du quotidien Le Méridional du 26 août 1973. Un des plus gros tirages de la région PACA à l’époque. Une publication qui vaudra au polémiste une condamnation pour « injures raciales en janvier 1975 ». Le futur député Front National, de 1986 à 1988, n’en était pas à son premier dérapage.

Tambour battant, l’on ameute ses troupes pour « nettoyer » la France de « l’immigration sauvage », minimisant ces meurtres éminemment racistes qui sont assimilés à de simples « faits-divers ». L’on évoque une supposée nature « instable » pour expliquer l’impossible d’intégration de ces « populations particulières ». L’offensive est totale.

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