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Sur les traces de Charles Martel

Dans les années 1970, les Algériens ont été la cible d’inouïes violences raciales en France. Un club mystérieux au nom légendaire Charles Martel, qui n’a jamais formellement existé, revendiquait les meurtres. Il reste difficile à cerner. Cet article se propose d’inscrire cette sanglante séquence oubliée dans son contexte historique.


Photo de Gozo

Meurtres impunis 

Le 14 décembre 1973, le consulat algérien à Marseille est la cible d’un attentat à la bombe. Bilan : 4 morts, une vingtaine de blessés, des estropiés et de nombreuses personnes traumatisées à vie.

Hocine Adou, délégué régional des Bouches-du-Rhône de l’Amicale des Algériens en Europe, se souvient encore de ce jour fatidique : « C’était horrible ! Quatre morts et vingt-deux blessés graves. Le consul général, Abdelmadjid Gaouar, avait son bureau au rez-de-chaussée, il y a échappé de peu (…) L’ambassadeur d’Algérie, Mohamed Bedjaoui, s’était déplacé de Paris mais, le maire socialiste, Gaston Defferre, a refusé de le recevoir. Il a déclaré à la presse qu’il ne recevait pas l’ambassadeur d’un pays qui insulte son ami François Mitterrand. Pour vous dire toute l’ambiance qui régnait à l’époque et le degré de la tension entre les deux pays ».   

L’attentat est revendiqué par le mystérieux et insaisissable club « Charles-Martel », groupuscule qui signera les plasticages des bureaux d’Air Algérie à Toulouse et à Lyon en mars 1975, ceux des consulats d’Algérie, à Paris le 10 avril 1975 et à Aubervilliers le 10 mai 1980. La fusillade du foyer Sonacotra de janvier 1978 à Nice lui sera également imputée parmi bien d’autres attentats.

L’intensité de l’activisme meurtrier de cette structure clandestine sans jamais se faire prendre interroge fortement.  

Et à Yvan Gastaut de le décrire : « J’ai croisé son nom dans la presse, les archives et les rapports de police, mais je n’ai pas d’informations précises. Ce que l’on peut dire, c’est que ce club n’a jamais été dissous, car il n’a jamais existé en tant que tel. Il n’a existé que par les attentats, quand il revendiquait ces actes. C’est-à-dire, il n’a jamais été formellement constitué. Ce n’est ni une association ni un parti politique. Il est différent de l’extrême droite, Ordre nouveau ou le parti des forces nouvelles, qui, eux, ont existé. Il s’agit d’une radicalité encore plus radicale ».     

Selon Morad Ait-Habbouche, grand reporter et coréalisateur du documentaire « Marseille 73 : la ratonnade oubliée », un des membres du groupe Charles Martel allait leur livrer un témoignage : « Au dernier moment, il a eu peur et n’a pas osé parler face à la caméra. C’était l’une des difficultés de notre enquête. Nous savons qui étaient dans ce groupe mais, malheureusement, nous n’avons pas eu de témoignages qui le démontrent. Nous n’avons pas trouvé des personnes prêtes à faire des déclarations face à la caméra ».  

Du 17 octobre 1961, à Mébarki Hamou, assassiné le 29 août 1973, en passant par Habib Grimzi, assassiné dans la nuit du 13 au 14 novembre 1983, à Malik Oussekine tué dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 et les autres immigrés algériens ou descendants d’Algériens anonymes, victimes de « ratonnades », l’OAS, l’extrême-droite et les revanchards Nostalgérie n’ont jamais été loin.

Dans le documentaire « Marseille 73 : la ratonnade oubliée », des témoins évoquent l’usage de la gégène, technique de torture tristement connue en Algérie. L’impunité n’est pas qu’une impression, elle est construite, organisée, travaillée en réseau, entre « anciens d’Algérie ».

Le redéploiement des rapatriés

Cette séquence sanglante de l’histoire de la France, Marie Noëlle Thibault, alias Dominique Manotti, historienne et romancière, auteure du roman « Marseille 73 »,  l’a réinscrit dans son temps long. Manotti y met en scène ces réalités inavouables et liées aux crimes racistes.

Le roman est inspiré de l’histoire tragique du jeune Lounès Ladj, 16 ans, assassiné, le 29 août 1973, par un sous-brigadier de la police marseillaise. Ce dernier est un pied-noir. L’enquête sur le crime est bâclée et l’on a tenté d’étouffer l’affaire. Il est inculpé en 1975 mais, il n’est pas jugé, car décédé d’une mystérieuse crise cardiaque en prison. Le polar reprend l’enquête, d’une plume documentée et incisive pour la faire aboutir à la condamnation du criminel.

Ce sont des réseaux complexes qui ont résulté des différents rapatriements suivant la guerre d’Algérie. Le redéploiement de ces rapatriés dans le tissu social en métropole ainsi que dans les rouages de l’État n’a pas été sans incidences. Les pratiques ainsi que la mentalité de la guerre sont ramenées dans les valises vers la métropole.

Pour mieux illustrer ces recompositions, l’historienne nous donne l’exemple de la DGSE : « Les Détachements opérationnels de protection (DOP), ce qui s’est fait de pire dans l’armée française en Algérie, ont été reversés dans le SDECE, devenu aujourd’hui la DGSE. C’est-à-dire que les services secrets français ont été formés aussi en très grande partie avec ce qu’on avait fait de pire dans l’armée française ». Et de souligner : « Les fonctionnaires français, tous les fonctionnaires, ont été rapatriés d’Algérie avec leur grade et leur fonction à l’identique, gendarmes, policiers, douaniers, juges ».

Ces rapprochements auront aussi une déclinaison dans la société civile. Yvan Gastaut rappelle qu’« à cette époque, des groupuscules violents avaient développé une radicalité anti-arabe, voire anti-maghrébine et, à côté de cela, il y avait l’extrême droite avec ses partis politiques, le Front national (1972, Ordre nouveau (1969-1973) et le parti des Forces nouvelles (1974-1986) ». Ces formations politiques, qui n’avaient pas tellement d’audience, faisaient de l’immigration un sujet de cristallisation. Parmi les figures de l’extrême droite, il y avait Le Pen déjà, François Duprat, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Pascal Gauchon.

Jean-Yves Camus, politiste, spécialiste de l’extrême droite et directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, quant à lui, pointe du doigt les relations douteuses entre tous ces groupuscules et les services secrets français : « Il y a eu dans les années 1970 une opération de déstabilisation de l’Algérie par l’intermédiaire d’un petit groupe qui s’appelait les soldats de l’opposition algérienne (SOA). L’on cite l’attentat raté contre le journal El Moudjahid le 03 janvier 1976 parmi ses actions qui, faut-il le noter, ont été exécutées pour la plupart ici en « métropole » ».

Notre interlocuteur suggère qu’il s’agissait bien d’une barbouzerie française : « Évidemment ces soldats de l’opposition algérienne n’existaient pas. Ce n’est pas un vrai mouvement d’opposition, mais c’était une opération des services secrets français. L’hypothèse la plus plausible, c’est qu’il s’agissait d’une opération de déstabilisation dans laquelle des petits de l’OAS, généralement des pieds-noirs, en ont été les instruments ».   

Veille diplomatique

Les accords d’Évian prévoyaient le maintien du principe de la libre circulation entre l’Algérie et la France. L’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 est venu y mettre fin, instaurant un statut particulier pour les Algériens. Les prémices de la crise économique des années 1970 ont poussé la France à réduire son immigration. Elle a amorcé le virage en 1972 par les circulaires Marcellin-Fontanet.

Ainsi, la délivrance de la carte de séjour a été subordonnée à un contrat de travail visé par les services de la main-d’œuvre et à une attestation de logement. Ces mesures ont précipité des dizaines de milliers de travailleurs journaliers, déjà précaires, dans la clandestinité.

Le 13 septembre 1973, l’Algérie a suspendu son émigration de main-d’œuvre vers la France pour protester contre les meurtres et les agressions qui ont ciblé les Algériens en août cette année-là. Ce qui n’a pas empêché pas l’arrivée d’Algériens en France sans passer par l’Office national de la main-d’œuvre (ONAMO).

Le 2 janvier 1974, Abdelaziz Bouteflika, alors ministre algérien des Affaires étrangères, est reçu à Paris, par son homologue, Michel Jobert. Les discussions avaient porté sur la situation des travailleurs algériens en France. Bouteflika a déclaré avoir obtenu « les assurances nécessaires en ce qui concerne la garantie de leur sécurité et de leur dignité (…) mais, ce qu’il faudra considérer comme satisfaisant ou non, seront les actes, les faits et les événements et je ne peux, pour l’instant, anticiper ».   

L’État algérien recensait ces crimes via son réseau diplomatique ainsi que l’Amicale des Algériens en Europe pour, ensuite, demander des explications à Paris. L’État français, de son côté, demandait à ses préfets de signaler ce qu’il appelait « des incidents impliquant des Nord-Africains » et si cela revêtait un caractère racial ou pas.

Selon la sociologue Rachida Brahim, qui a travaillé sur ces crimes racistes en France, la notion de racisme est occultée dans les rapports de police : « Elle est remplacée par des faits de droits communs, ‘‘règlements de compte’’, ‘‘état d’ivresse’’ ou ‘‘jalousie pour une femme’’. Des choses ordinaires n’ayant rien à avoir avec des dimensions politiques ou racistes, qui sont occultées à chaque fois. Il y a une totale réécriture des faits ».  

Cette tendance se poursuivra dans les années 1980 où l’Algérie demandait encore des comptes à la France. L’Algérie utilisait cela pour augmenter le nombre de contingents de travailleurs admis en France. Mais, le système français de déni était bien rodé. « L’on se retrouve avec deux versions, celle de la victime, confiée au consulat algérien, celle des policiers. À chaque fois la dimension raciste est gommée, jusqu’au plus haut niveau de l’État. On répond à l’Algérie en affirmant qu’il n’y aurait aucun mobile raciste », ajoute Rachida Brahim.

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